Entretien avec Arnaud Genon par Lena Thomas

PAS DE FICTION SANS LE SAVOIR

Entretien avec Arnaud Genon

Le 26 janvier 2024, j’ai eu la chance de m’entretenir en visio avec Arnaud Genon, spécialiste de l’autofiction et d’Hervé Guibert, pendant près de 2h. Les pages suivantes sont la restitution écrite de notre entretien, synthétisé au possible. À la manière des écrits guibertiens, nos identités respectives sont signifiées par la seule initiale 

de notre prénom. A. pour Arnaud, L. pour Lena. 

L. Bonjour Arnaud. Pour commencer, pouvez-vous vous présenter rapidement ?

A. Je suis enseignant, prof de lettres. J’enseigne dans le second degré pour l’instant, et je donne aussi quelques cours à la faculté de Strasbourg où j’enseignerai à plein temps l’année prochaine. Je travaille depuis plus de vingt ans sur Hervé Guibert. J’ai fait mon master sur lui, moi aussi. Je l’ai découvert à sa mort en 1991; j’avais seize ans à l’époque. Je l’ai connu par l’intermédiaire de la presse et des nombreuses émissions qui avaient été diffusées à la suite de sa mort. Je l’ai lu à cette époque-là. Puis j’ai fait mes études de lettres et arrivé en master, qu’on appelait à l’époque « maîtrise », j’ai décidé de travailler sur Hervé Guibert. Après avoir passé et réussi le CAPES, j’ai poursuivi mon travail lors de ma thèse. J’étais à l’Université de Bordeaux, où personne ne voulut de mon sujet ! Je m’étais renseigné auprès de plusieurs spécialistes de l’autobiographie et de l’autofiction, parmi lesquels Jacques Lecarme, Philippe Lejeune…  Aux yeux de ceux qui auraient pu suivre mon travail, ce n’était pas un artiste qui avait disparu depuis assez longtemps. D’après eux, il y avait un danger à s’intéresser à un écrivain dont on ne savait pas encore s’il passerait à la postérité. Je m’étais donc renseigné auprès d’autres universités à l’étranger. L’initiateur des études guibertiennes, Jean-Pierre Boulé, avait organisé, un colloque à l’Université de Londres, en 95, et alors qu’il enseignait à l’Université de Nottingham Trent il accepta de diriger mon travail. J’ai donc fait mon doctorat par correspondance, en tant que “Part-time student” avec lui à la NTU. À l’époque donc, PERSONNE ne voulait, en France, travailler sur Hervé Guibert. On m’avait proposé des sujets de littérature comparée quand je ne voulais travailler que sur son œuvre. 

L.Était-ce également lié au fait que son œuvre photographique n’était pas encore tout à fait reconnue ?

A. Oui, son œuvre photographique était même inexistante, du moins, aux yeux du grand public. En tout cas, elle était considérée comme l’œuvre d’un écrivain et non pas d’un photographe. Ses photos étaient celles d’un écrivain. Aujourd’hui, probablement autant de personnes connaissent Hervé Guibert grâce à sa photographie que grâce à ses textes. Les chiffres montrent que beaucoup moins de monde le lit. Peut-être que maintenant on lirait ses livres comme les livres d’un photographe… Comme quoi la perspective et l’Histoire littéraire ont finalement permis de transformer la manière de considérer le travail d’un artiste.

L. Je voulais vous demander justement ce qui vous a amené à travailler sur Guibert, quel est par exemple le premier livre que vous avez lu ?

A. Le premier livre que j’ai lu de Guibert est  À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. À l’époque, il s’agissait d’un « livre scandale » en quelque sorte. Le livre l’avait révélé au grand public, notamment grâce aux émissions littéraires comme Apostrophes qui était animée par Bernard Pivot. Le sida était alors scandaleux et d’autant plus scandaleux que l’auteur mettait en scène sa propre mort, mais aussi celle de Michel Foucault. Si vous lisez la presse de l’époque, on voit bien que le regard qui avait été porté sur ce roman, c’est un regard de scandale… Beaucoup de journalistes, de critiques, se demandaient si ces révélations sur le philosophe auraient dû être faites. Il y avait une question d’ordre éthique qui était soulevée. Parler de lui, de sa maladie, avait un caractère presque politique, mais parler de la mort de Michel Foucault ! On ne sait pas si l’auteur de L’Histoire de la sexualité avait voulu taire sa maladie mais il est certain que sa famille avait voulu qu’elle reste secrète. Beaucoup savaient dans le milieu parisien qu’il était gay mais rendre public sa sexualité et sa maladie était scandaleux. Le dossier d’un magazine, L’événement du jeudi, avait été titré “La littérature a-t-elle tous les droits ?” La question était, en fait, « Guibert avait-il le droit ? »

C’est précisément cet aspect-là qui m’a intéressé. Au tout début, j’ai eu cette impression que Guibert proposait une nouvelle manière de se raconter. Qu’il allait aller beaucou très étrangement, quand on pénètre dans son œuvre, on a l’impression de devenir un intime. Il donne l’impression de se livrer totalement. Lorsqu’on rentre dans ses livres, lorsqu’on en lit trois ou quatre, on a le sep plus loin que ses prédécesseurs autobiographes, qu’il allait explorer l’écriture de soi jusqu’à des limites qui n’avaient jusqu’alors pas été investies, dans sa relation à lui-même, cette relation au corps, à ses proches, à la maladie, à la sexualité… J’ai été fasciné par ce désir de transparence, par cette impudeur aussi, un côté, peut-être, voyeur, il faut bien le dire. Maisntiment de le connaître.

Mon mémoire de maîtrise portait sur la question de l’autofiction, du jeu avec les genres. Son œuvre est autofictionnelle mais sa première autofiction, c’est À l’ami, publié chez Gallimard. Avant, ce sont des textes qui flirtent avec l’autofiction mais qui ne correspondent pas à la définition stricte telle que l’a notamment théorisée Doubrovsky et plus tard Lecarme. Ce sont des journaux, des faux journaux, des nouvelles qui se présentent de manière autofictionnelle mais qui ne portent pas la mention « roman ». Il flirte toujours avec cette écriture de soi, et j’avais l’impression qu’il allait en explorer toutes les dimensions, jusqu’à la publication de son journal en 2001, [posthume] qui venait éclairer le reste de son œuvre. J’ai commencé ma thèse justement en 2001, à la sortie de son journal et je crois que j’ai été le premier, parce que les circonstances l’ont permis évidemment, à montrer en quoi le journal était véritablement au cœur de son œuvre. Lui l’avait toujours dit dans les entretiens qu’il avait donnés, et cela m’a permis de montrer en quoi le journal avait nourri ses textes.

L. Guibert avait-il déjà opéré un tri au moment où il décide de publier ce journal ?

A. Il avait fait un testament littéraire très clair dans lequel il demandait à ce que soit publié ce journal intime, expurgé de certains éléments, de certains feuillets, qui je crois ne sont pas consultables, ni même à l’IMEC. Ils sont en possession de Christine. Et pour le reste, toutes les œuvres qui ont été publiées de manière posthume avaient été préparées et voulues par Guibert. Inversement, il y avait des romans inachevés, ou auxquels il avait renoncé, qui existent mais qui n’ont pas été publiés. Et qui ne le seront pas. Il y a notamment un roman, dont il parle dans L’incognito, dans À l’ami, et dans Le Protocole… Il l’avait écrit quand il était à la Villa [Médicis, ndlr] et il y parlait de ses amis. Il venait d’apprendre sa maladie, il était dans un état de… comment dire, de mal-être total. Je pense qu’il a voulu mesurer le degré d’amitié de son entourage, et il avait décidé d’écrire ce livre “méchant”. Il y parlait de Thierry, de Mathieu Lindon, et de Hans Georg Berger. En l’apprenant, Mathieu Lindon s’était effondré en pleurant, en lui disant qu’il n’avait pas le droit. Guibert avait alors renoncé à publier ce texte. Lui-même, après, en parlait, l’évoquait comme un livre “antipathique” et surtout d’un livre manqué.

L. Un livre qui a peut-être servi d’exutoire ?

A. Et qui a permis d’écrire justement À l’ami. Qui l’a peut-être délivré de ses rancœurs, de ses rancunes, de son mal-être, pour pouvoir écrire un livre qui lui faisait peut-être peur. Aussi, parce qu’écrire qu’il avait le sida, comme il le dit, c’était justement accréditer l’existence de la maladie qu’il avait tue jusqu’alors.

L. La question qu’a posée ce livre c’est qu’au-delà de sa propre intimité, il a révélé l’intimité d’autres qui n’avaient peut-être pas consenti…

A. « Consenti ». Alors, j’ai la chance de bien connaître Christine Guibert maintenant, et ce qu’elle me dit, c’est que son entourage savait qu’en le côtoyant, on deviendrait un de ses personnages. Il n’y avait pas de contrat, mais il y avait une sorte de consentement tacite, quiconque approchait Hervé Guibert était plus ou moins destiné à devenir un de ses personnages. Même si ça ne leur faisait pas plaisir. Apparemment, ça ne touchait pas trop Thierry, ça ne l’atteignait pas. Christine, elle, ça lui plaisait plus ou moins, mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix et elle l’acceptait. Quand il avait été question de ce livre sur ses amis, Mathieu Lindon avait été très touché de ce que pouvait, enfin de ce qu’aurait pu dire Hervé sur lui. C’était aussi l’histoire avec Isabelle Adjani, qui était devenue Marine dans À l’ami. Je pense que c’était, et il le dit lui-même, une manière de tester l’amour ou l’amitié de son entourage, de savoir jusqu’où ils accepteraient d’être… de devenir des personnages, et d’être comme ça, un peu tiré dans tous les sens par l’écriture. Et certains s’en accomodaient, d’autres non. S’ils ne l’acceptaient pas, cela voulait dire qu’ils n’étaient pas dignes de l’amitié qu’il leur portait. Je pense que c’était vraiment une manière de mesurer le rapport à l’autre, l’amour, l’amitié, l’intimité. L’autre exemple, qui est très beau et qui est très dur aussi, c’est la relation à ses parents. Il va jusqu’à faire mourir son père dans Mes Parents. Et même s’il avait une relation très compliquée avec son père, Guibert avait été ému qu’il l’accepte. Je ne sais plus dans quelle interview il avait dit que son père avait été soulagé de mourir dans son livre. C’était une libération de mourir à la fin de Mes Parents, parce que voilà, finalement, ce n’était pas véritablement son père, c’était un personnage. Il y a l’idée du consentement, de l’accord, mais aussi de l’amour, de l’amitié, et l’ensemble fait partie de sa démarche artistique.

L. Je ne peux m’empêcher de me demander si cette méchanceté, presque une forme de cruauté, relève de la fiction, ou si c’était une manière d’exprimer ce qu’il ressentait véritablement dans ses relations…

A. Cela devient une question véritablement littéraire, c’est la question de l’autofiction. C’est vrai que la définition initiale de Serge Doubrovsky concerne des événements qui ont eu lieu. Il ne s’agit pas d’inventer. C’est la reconfiguration des évènements qui transforme le réel en une fiction. Dans Fils, Doubrovsky raconte une de ses journées à New-York, il va donner son cours de littérature, puis raconte sa séance chez son psychanalyste. Ce qui donne justement le caractère romanesque c’est la densité, que tous ces événements anecdotiques et anodins peuvent avoir dans leur enchaînement. Un enchaînement que propose justement le roman. La question serait de savoir si tout est vrai mais je ne pense pas qu’il faille se faire enquêteur en cherchant à savoir si  c’est vrai  ou si ça ne l’est pas. Le travail de l’écriture en lui-même, et de l’autofiction, consiste notamment d’abord à s’écrire, se raconter, mais comme disait Guibert, certains éléments peuvent venir s’ajouter. Il envisageait l’écriture comme une pellicule de cinéma sur laquelle on venait greffer des éléments. Alors certains éléments ont peut-être été inventés. Probablement même. Pour en avoir parlé avec Christine, elle me dit parfois « ça, ce n’est pas vrai, c’est complètement fantasmé », mais ça ne change rien. Parce que le fantasme en lui-même a été vécu par l’auteur. Il a fantasmé ses relations avec ses personnages. Moi j’aime bien distinguer la vérité et le réel. Le réel c’est ce qui a eu lieu et la vérité c’est ce que l’auteur a ressenti, ce qu’il a fantasmé, ce qu’il a rêvé. Ce qui n’a peut-être pas eu lieu mais quelque chose qui s’est quand même produit. Son écriture, c’est avant tout le récit de sa vie. Certains évènements sont extrapolés, exagérés, d’autres ne correspondent pas exactement à la temporalité, ont été rajoutés, d’autres encore ont probablement été inventés, mais ce qu’on lit, et ce qu’on ressent, c’est que tout a eu lieu. Quand Christine me dit « tu sais, ce personnage, il n’existe pas », je relis le roman et je fais comme s’il avait existé. Il ne peut pas ne pas avoir été. En tant que lecteurs, quoi qu’il raconte, on considère que c’est un événement qui a existé même si l’on sait que ça n’a pas eu lieu dans l’acte d’écriture. Voilà. Et c’est suffisant, finalement, parce que le pacte autobiographique postule que tout ce qu’on lit s’est déroulé. Le pacte autofictionnel postule que tout ce que l’auteur écrit n’a peut-être pas eu lieu, mais qu’en tant que lecteur je vais le croire. Ce serait peut-être un pacte de la crédulité. On l’accepte. C’est un double pacte, pacte autobiographique et pacte romanesque, donc on accepte aussi cette part de romanesque dans l’autofiction. C’est bien une autobiographie qui porte la mention générique roman. On accepte d’être aussi crédule que lorsqu’on lit un roman. On se dit « ce n’est pas vrai » mais on ne va pas s’interdire de pleurer parce qu’un personnage fictif meurt. Dans l’autofiction, croire que des événements ont eu lieu fait partie du contrat. Distinguer le vrai du faux, ce n’est pas le sujet. C’est au contraire montrer comment, en tant que lecteurs, nous considérons que tout ce qui est raconté relève du vécu sans avoir à démêler le vrai du faux. Les biographies qui ont été faites sur Guibert sont très mauvaises, parce que justement elles se sont pris les pieds dans le piège de l’autofiction. C’est le piège de l’autofiction, et je pense que c’est aussi la jouissance que tire le lecteur de ce genre de texte, c’est justement de ne pas savoir.

L. On a parlé à plusieurs reprises d’une écriture qui regroupe, compose à partir de fragments. Cela me ramène au grand principe que sollicite Doubrovsky dans sa définition de l’autofiction : l’écriture fragmentaire. Que pensez-vous de l’importance et du rôle de celle-ci dans l’autofiction ?

A. Il est important de savoir que quand Doubrovsky définit l’autofiction, il définit avant tout sa pratique. Même si la pratique existait avant lui, il le dit lui-même dans plusieurs essais, il est le premier à parler d’autofiction dans une lettre envoyée à Philippe Lejeune. Il y évoque une case dans le tableau que le théoricien de l’autobiographie avait laissée vide. Cette case aveugle était celle qui postulait que l’autobiographie ne peut pas être un roman. Il lui dit alors qu’il souhaite remplir cette case aveugle, qu’il nomme autofiction. Et comme il pense être le premier à se livrer à cette expérience littéraire, il va définir sa propre pratique, définie d’après moi par trois éléments. Premièrement, effectivement, une écriture fragmentaire; deuxièmement, une écriture liée à la pratique psychanalytique. Fils, la première autofiction, c’est une psychanalyse, avec cette écriture très particulière qui vise justement à retranscrire l’intériorité de sa vie. Une absence de ponctuation, le rythme des phrases, l’alternance entre des passages en majuscules et en minuscules, des phrases qui ne sont pas terminées mais qui révèlent selon lui son intériorité, son intimité… Des autofictions comme celle de Doubrovsky, il n’y en a pas. Ce qu’on a appelé autofiction par la suite, c’est le fait qu’un narrateur porte le nom de l’auteur et classe son œuvre comme romanesque. Mais on a fait disparaître le caractère psychanalytique, et le propre de l’écriture de Doubrovsky, qui le rend d’ailleurs hélas difficilement lisible maintenant. Donc la pratique du fragment, je pense qu’elle est propre à Serge Doubrovsky. Concernant Guibert, il n’y a que son journal, non daté, qui peut éventuellement être lu comme un texte fragmentaire… Au-delà du fragment, ce qui est intéressant, c’est que ses autofictions ne sont pas des récits linéaires. Contrairement à l’autobiographie, qui est le récit de la vie de l’auteur, de sa naissance jusqu’au moment de l’écriture, l’autofiction est un récit qui joue sur la temporalité qui souvent un outil du romanesque. Par exemple, Guibert disait, par rapport à ce livre “méchant” sur ses amis, qu’il le trouvait « platement chronologique » et donc, il le considérait comme un livre raté. C’était la suite de Mes Parents. Dans tous les autres textes on a régulièrement des analepses, on revient au moment de l’écriture, la temporalité évite la chronologie… Guibert rompt avec cette linéarité qui est à ses yeux un peu trop plate, et qui ne correspond pas justement à ce qui se passe en nous quand on est en train d’écrire. Notre vie est linéaire, mais lorsqu’on se raconte, j’ai envie de dire de manière « naturelle », cette linéarité pose problème. Cette chronologie pose problème.

L. Oui, c’est d’ailleurs ce que dit aussi Alain Robbe‑Grillet dans Le Miroir qui Revient, lorsqu’il fait état de cette difficulté à « redonner » des souvenirs, et que cette linéarité et cette logique causale semblent finalement falsifier son récit.

A. J’aime bien définir l’autofiction comme une autobiographie consciente de son impossibilité. Je pense que le travail de l’écrivain d’autofiction, l’autofictionniste, c’est justement d’avoir conscience que la pratique autobiographique est un leurre, véritablement, et que donc il convient d’en passer par la fiction pour être au plus proche de la vérité. Peut-être pas de la réalité, mais être au plus proche de la vérité. C’est aussi peut-être passer par des arrangements avec la réalité, pour être au plus proche du ressenti, du vécu, des fantasmes, des illusions… Et non pas le contraire, qui ferait dire que l’autobiographie est au plus proche du réel. Justement, on essaie de restituer cette chronologie, on essaie de restituer cet ordre, d’être à la hauteur de nous-mêmes finalement, mais c’est toujours une construction car elle est soumise aux processus inconscients, à la mémoire défectueuse… Et peut-être que l’autofiction est beaucoup plus honnête et authentique que l’autobiographie dans son geste qui emprunte paradoxalement au roman ses méthodes.

L. C’est en partie pour ces raisons là que je me permets d’invoquer ce concept d’autofiction pour mon mémoire. Je me suis intéressée à la façon dont l’autofiction pouvait s’étendre jusqu’aux arts visuels en conservant des grands principes : une forme de mise à distance de soi et une approche fragmentaire qui m’ont parues être au centre du concept d’autofiction. J’opère également un rapprochement entre l’autofiction et les méthodes, les façons de construire son identité aujourd’hui sur internet. C’est des questionnements qui ont émergé avec ma pratique des réseaux sociaux. Quand je lis les écrits de Guibert sur la photographie, je me rends compte que le rapport à l’image n’est plus du tout le même, mais qu’il a été précurseur d’une certaine écriture de soi que l’on retrouve sur les réseaux sociaux aujourd’hui.

A. Les réseaux sociaux relèvent tout à fait d’une pratique autofictionnelle. Cela peut correspondre à la définition qu’en avait proposé Philippe Gasparini, qui avait défini dix critères à l’autofiction. (1)  Le premier c’est l’identité onomastique de l’auteur et du héros-narrateur, donc c’est le propre d’un réseau social. C’est intéressant si on prend un pseudo, ce qui change complètement la donne. (2) Le sous-titre roman n’apparaît pas dans la pratique des réseaux, au contraire, puisqu’on cherche à faire croire que tout ce que l’on donne à voir de nous est vrai, mais finalement on ne fait que raconter une histoire, une fiction. Le (3) élément c’est le primat du récit, (4) la recherche d’une forme originale, bien sûr on recherche le selfie le plus original possible sans quoi on tombe dans l’anonymat; (5) une écriture visant à la verbalisation immédiate ; (6) la reconfiguration du temps littéraire, par sélection, par intensification, stratification, fragmentation… (7) large emploi du présent, (8) Un engagement à ne révéler que des faits strictements réels, (9) La pulsion de se révéler dans sa vérité et (10) et une stratégie d’emprise du lecteur, donc en l’occurrence pas du lecteur mais de celui qui nous suit, donc du follower. Les réseaux sociaux sont le lieu de pratiques où chacun prétend se présenter dans toute sa vérité mais dont l’on sait qu’il s’agit d’une mise en scène de soi, dans certains moments. C’est aussi ce que fait Guibert dans sa photographie.

Cependant, faire de Guibert un « précurseur des réseaux sociaux » est difficile. J’ai un ami qui m’avait dit « ce serait marrant de savoir ce qu’il aurait fait des réseaux sociaux ». 

L. C’est évidemment une question que je me suis posée aussi.

A. Je lui avais répondu que je ne pensais pas que ce soit une bonne question. Qu’est-ce qu’il en aurait fait ? Je ne sais pas. Est-ce qu’il aurait aimé ça ? Je n’en sais rien non plus. Je ne pense pas qu’il en aurait fait un usage, disons, particulier. Il appartient à une autre génération. Ce qui est intéressant, c’est que sa pratique ait existé avant les réseaux sociaux. Avant leur existence, il a cette manière de mettre en scène le quotidien de manière à ce qu’on ait envie de le suivre. Dans le sens actuel du terme. Finalement les événements de sa vie deviennent un roman, et je pense que quand on suit quelqu’un sur les réseaux sociaux, on suit aussi une histoire.

L. Effectivement, il y a cette idée d’emprise du lecteur dont vous parliez. Cette manière de capter et de conserver son attention sur un récit banal et quotidien. Cependant, si comme vous dites, l’autofiction est un récit de vie conscient de son impossibilité, c’est peut-être ce qu’il manque dans la pratique des réseaux sociaux ? Une forme de conscience, de conscientisation, que ce qu’on présente n’est, et ne peut être, qu’une interprétation de la réalité ?

A. Oui, parce que ça se présente comme du réel et que ça ne l’est pas. Si on parle d’un point de vue sociologique, il est intéressant de se poser la question de la manière dont a évolué la représentation de soi. Pascale Breugnot, qui a produit La Pudeur ou l’Impudeur, est l’une des premières personnes à avoir travaillé sur la notion de téléréalité. Les programmes qu’elle produisait à l’époque sont les premiers dans lesquels les invités n’étaient plus automatiquement des personnalités connues, des célébrités, alors que la télé n’avait été jusqu’alors qu’un média réservé aux célébrités. Mise à part dans les jeux, c’était la première fois qu’on invitait des gens sur des plateaux pour qu’ils parlent de leurs vies. C’est notamment ce qui a donné naissance, une dizaine d’années plus tard, à ce qui est devenu la téléréalité, où on filmait les gens 24h/24. C’est ce que Guibert fait dans La Pudeur ou l’impudeur, à la grande différence qu’il y a un projet artistique qui se distingue du projet commercial de la téléréalité. Ce qu’on appelle téléréalité reste très scénarisé mais se présente comme au plus près de la vie réelle.

L. Peut-on considérer que l’impudeur de Guibert ait été, si non précurseure, annonciatrice de la chute de la frontière entre l’intime et le public ?

A. La différence c’est qu’aujourd’hui, tout le monde se livre à ce genre de pratiques. [….] 

Le film de Guibert s’appelle La Pudeur OU l’Impudeur. Ça n’est pas et, c’est bien ou. Lui-même disait être quelqu’un de très pudique, et de fait, il l’était. Il dit par exemple qu’il cachait sa « marque du diable », sa malformation au thorax, qu’il en avait honte, qu’il avait du mal à retirer son t-shirt. Il y avait donc une véritable pudeur dans sa vie, mais il disait qu’une fois que ça avait été écrit et publié, ça ne lui appartenait plus. Avant qu’un livre soit publié, il avait une immense peur du regard qui allait être porté sur son œuvre. Mais une fois publié, il disait « voilà, ça n’est plus moi, c’est autre chose, et je ne veux plus en entendre parler ».

On peut s’interroger sur le titre de La Pudeur, parce qu’on trouve le film très impudique. Il s’agit effectivement d’un film dans lequel quelqu’un se montre en train de mourir, mais je ne trouve pas que le film soit si impudique que ça. Il donne à voir le corps, le corps souffrant, mais je pense que ce qu’il donne à voir est bien en deçà de ce qu’il devait vivre. Ça peut paraître impudique pour un public, j’ai envie de dire, bourgeois, bien-pensant, de cette époque. J’ai l’impression que c’est un film assez délicat, qui choque bien sûr parce qu’il donne à voir l’immontrable, il donne à dire l’indicible. Il va jusqu’à tenter de montrer, ou de dire, ce qui est sûrement pour un autobiographe l’ultime limite : on peut raconter sa vie mais on ne peut jamais raconter sa mort. Donc il y a effectivement cette impudeur là, mais je pense qu’il fait ça aussi dans un geste d’ordre artistique et esthétique. Car c’est aussi un film très beau, que je trouve, avec le recul bien sûr, très contemplatif, très apaisant. Je trouve qu’il y a finalement une forme de pudeur, de délicatesse. La dernière image du film, c’est lui qui se retire comme un fantôme, comme un déjà mort. Donc c’est pour ça qu’il y a ce « ou » dans le titre, il interroge aussi notre propre rapport à la pudeur ou à l’impudeur, dans ce qu’on est capable de voir, d’entendre, d’accepter, et ce qui nous fait peur et ce qu’on voudrait peut-être voir relégué dans les hospices, dans les hôpitaux, ou dans des mouroirs. En tout cas je pense que le film nous interroge dans notre propre relation à l’autre, dans notre relation à la mort, au corps, à la sexualité, au sida pour l’époque aussi.

L. Cette idée semble très liée à une forme de narcissisme dont on l’a aussi beaucoup accusé. Je rapproche celle-ci de ce « narcissisme générationnel » qu’auraient provoqué les réseaux sociaux. Lui défendait justement un narcissisme « positif et existentiel », disant que c’était bien la moindre des attentions qu’on pouvait se porter.

A. Je nuancerais la question du narcissisme. Le narcissique est celui qui se donne à voir et qui aime l’image qu’il donne de lui. Narcisse, c’est celui qui va se contempler tous les jours dans la mare et qui tombe amoureux de sa propre image, si bien qu’il va mourir de l’amour qu’il ressent pour lui-même. Il n’y a aucune complaisance chez Guibert. Et je pense que dans l’autofiction en général, c’est le cas chez Doubrovsky aussi, il n’y a pas cet amour de soi, ce désir de se contempler. Ce ne sont pas des auteurs qui s’écrivent, qui se présentent, de manière à être aimés. Preuve en est par exemple, que la publication d’À l’ami déclenche beaucoup plus de polémiques que de compassion pour Guibert. Le film n’a pas été diffusé facilement. Il a d’abord été annoncé pour janvier 92, puis il a été déprogrammé, puis reprogrammé mais à minuit, à une heure de faible audience. Ce qu’il donne à voir de lui n’est pas une image complaisante, une image flatteuse, mais plutôt une façon de se réapproprier une image de lui. Il était dans l’incapacité de reconnaître le corps qui était le sien. La dernière phrase d’À l’ami c’est « j’ai retrouvé mes jambes et mes bras d’enfant », et une des premières du Protocole rapporte qu’il se sent plus vieux que son père et qu’il a l’impression d’avoir l’âge de sa grand-tante qui a 95 ans. Tous les repères qui permettent d’avoir une image de nous-mêmes, d’avoir une identité, disparaissent avec la maladie. Il est un enfant, il est un vieillard, il ne sait plus trop ce qu’il est. Et l’image devient une manière de se réapproprier, de se retrouver. Ce processus de réappropriation n’est donc pas à mes yeux un processus narcissique mais un projet existentiel. À un moment, il a décidé de ne plus être photographié et de ne plus se photographier lui-même. D’ailleurs, il n’y a pas d’images de Guibert malade du sida, tout au moins sachant qu’il est malade du sida (mis à part le film, mais ce sont des images en mouvement). Il y a des photos prémonitoires, notamment celles de la rue Vaugirard, où il est sur sa table de massage. Il accepte d’être peint par Miquel Barcelo qui va faire une série de portraits de lui mais sur lesquels il est méconnaissable avec son chapeau rouge. Il est presque un fantôme, il est devenu un personnage de peinture, donc de fiction pourrait-on dire. Alors je pense que le film est un outil de réappropriation de soi. Plus qu’une volonté de se montrer, de s’exhiber, je pense que c’est le moyen qu’il utilise pour se RE saisir, se RE connaître à un moment où son identité lui échappe. 

Pour le narcissisme, je suis plutôt d’accord pour les premiers textes. Dans La Mort Propagande, il y a clairement une jouissance de soi. Il y a une jouissance du dit, une jouissance du je, il y a des textes qui vont très loin dans la sexualisation du corps. Là oui, je suis assez d’accord. Il y a ce narcissisme, cette volonté de se regarder, et d’en jouir. De se regarder mourir aussi, en 77 il s’imagine « mourir devant les caméras », donc il y a effectivement, une part de narcissisme noir. Ça devient discutable dans les textes autofictionnels. À partir du moment où il se sait malade du sida, pour moi il n’y a pas de narcissisme. Il y a une volonté de se RE saisir, de comprendre, de décrire un processus vers la mort. L’écrire, peut-être, pour le comprendre, l’accepter, mais pas dans une volonté de jouir de ce délabrement, de cette disparition.

L. Cette espèce d’étrangeté à lui-même, et surtout à son image, je la trouve déjà dans la préface de L’image de soi avec les photos d’Hans Georg Berger, où il se défend de chercher une espèce d’admiration posthume.

A. D’autant plus qu’il se considère comme un personnage de roman. Quand il devient l’objet d’une photographie, il dit « je me vois comme un autre je suis un personnage de roman ». Donc ce n’est pas une jouissance de lui-même. Au contraire, c’est l’exploration de la puissance qu’a le médium photographique à faire de soi un autre, et non pas de jouir de soi-même comme le même. C’est-à-dire que la jouissance du narcissique, c’est la jouissance d’un je redoublé : c’est moi que je vois et c’est moi que j’admire. Là ce n’est pas le cas. Dès la préface il dit, de mémoire, « quand je suis photographié je deviens un personnage de roman ». Donc celui que vous observez n’est plus moi. Cette jouissance de soi est rendue impossible par le pouvoir fictionnalisant de l’image photographique. C’est la même chose quand il photographie son entourage. Sur la quatrième de couverture du Seul Visage, il dit bien que ses proches deviennent des personnages de roman, et qu’on doit lire ce livre de photos comme un roman. Donc on a la photographie qui est supposée (telle qu’on la pratique généralement) représenter le réel, représenter la vérité, le « ça-a-été » de Barthes, et non pas de la fiction. Or, lui cherche justement à pousser le pouvoir fictionnel du medium.

L. C’est qu’il était quand même très jeune, La Mort Propagande c’est un texte vraiment surprenant pour un jeune homme de 21 ans…

A. Je pense qu’il y a une jouissance des capacités, des potentialités de l’écriture. Dans La Mort propagande, alors que, ce n’est pas de l’autofiction au sens strict parce que l’identité n’est jamais dévoilée, mais on voit qu’il se met en scène dans des situations doublement jouissives : jouissives dans ce qui est dit, dans ce qu’il raconte de lui, tout ce qu’il met en scène pour accéder à la jouissance du corps, et dans l’écriture elle-même, qui devient une écriture de la jouissance. Il y a une volonté de jouir du dit et de la manière de le dire. Donc là, il y a un double narcissisme. Et pourtant, il ne renvoie pas de lui une image complaisante. On peut parfois le trouver indélicat, méchant… Imaginez le lecteur des années 80 qui lit ce qu’il dit de ses parents… Aujourd’hui, c’est un thème plutôt à la mode. Les écrivains qui se livrent à ce genre de récit d’autofiction, d’autobiographie, proposent pour la grande majorité d’entre eux des hommages à leurs parents. Guibert, dans Mes Parents, assassine les siens…

L. Je me suis aussi intéressée à votre propre bibliographie, et notamment à votre livre Vivre Sans Amis (2020) dans lequel vous racontez votre décision de quitter Facebook. Je souhaitais vous entendre sur le rapport que vous entretenez avec les réseaux sociaux ?

A. À côté de mes travaux de recherches j’ai une pratique d’écrivain, d’écrivant comme le disait Guibert. Je me suis confronté à la pratique autofictionnelle. J’ai écrit quatre petits livres, dont un sur la disparition de ma mère quand j’étais adolescent. J’ai également écrit un texte où je raconte ma relation aux écrivains qui m’ont touché et qui ont une importance pour moi. Il y avait justement une petite nouvelle consacrée à Hervé Guibert. J’ai aussi écrit sur la photographie, c’est mon Image Fantôme à moi, ma relation à la photo de famille (Les Indices de l’oubli). C’est un texte autofictionnel, autobiographique, une réflexion sur l’image. Il y a eu aussi ce texte qui s’appelle donc Vivre Sans Amis, où je raconte comment j’ai quitté Facebook. C’est un texte plus léger. Je suis de la génération Facebook, Instagram, j’avoue ne pas trop pratiquer Tiktok. Comme j’ai pas mal vécu à l’étranger, j’avais besoin de garder le contact avec mes amis, ma famille, donc j’ai beaucoup utilisé Facebook. Un jour, je me suis rendu compte que je l’utilisais peut-être trop. Après avoir perdu une matinée à regarder des araignées manger des serpents et des recettes de cuisine extravagantes, j’ai pris conscience du caractère souvent inintéressant de ce qu’on y regarde.  Je reconnais que j’ai eu un rapport addictif aux réseaux sociaux. Alors j’ai quitté Facebook. Enfin, temporairement, parce que ce livre, c’est l’histoire d’un échec. Je voyais que le temps que j’y passais était exponentiel, j’y passais en moyenne 2h, 2h30 par jour, alors je me suis dit que le temps que je passais sur Facebook, j’allais le passer à écrire un livre sur Facebook. Pendant un mois et six jours, au lieu de passer deux heures sur Facebook, j’écrivais un petit texte, qui explique ou analyse ma relation au réseau social, je racontais des anecdotes ou j’écrivais des textes plus réflexifs où j’interroge notre rapport aux réseaux sociaux et l’image qu’on y donne de soi. Une pratique autofictionnelle donc, et au bout d’un mois et six jours, je suis revenu sur Facebook. J’avais échoué à le quitter complètement, mais le livre était né…

L. Parce que c’était le projet au tout départ ? De quitter complètement Facebook et de le remplacer par autre chose ?

A. Il y avait ce caractère presque machinal qui détermine par définition la relation addictive. Je me suis alors dit « j’arrête ». J’avais posté un message en disant « je vais faire mon Koh Lanta à moi, je vais vivre non pas sans nourriture et à moitié nu sur une île, mais sans Facebook pendant un temps indéterminé ». Plus j’écrivais le livre, plus je sentais que le texte arrivait à sa fin, et que la fin du livre, c’était mon retour sur Facebook. J’avoue que maintenant, j’en fais un usage beaucoup plus modéré, et surtout plus distancié. J’en fais un usage plus professionnel, avec le site herveguibert.net que je dirige, pour publier les actualités. J’en fais aussi un usage personnel mais je ne poste pas mes photos de repas ou des photos de chats. Quoique j’aime bien regarder les vidéos de chats. J’aurais aussi pu me prendre au jeu d’autres réseaux sociaux mais non. Instagram j’y vais un petit peu, Tiktok pas du tout. Twitter, renommé X maintenant, j’avais essayé au moment où les caractères étaient encore limités. Je suis intéressé surtout par ce que ça dit de notre société, de notre rapport à soi, à l’intimité. On m’avait proposé, pour un appel à contribution, d’écrire un article sur les pratiques autofictionnelles. J’avais fait des recherches pour montrer que la pratique des réseaux sociaux, en tout cas sur Facebook, relève clairement d’une pratique autofictionnelle. Mais il y a une nuance qui est aussi une limite dans le rapprochement entre les réseaux sociaux et la pratique autofictionnelle : c’est que la pratique des réseaux sociaux n’est pas du tout une pratique artistique. Ce n’est pas impossible, mais dans ce cas-là, on porte un regard très différent sur ces profils, comparé à la façon dont on envisage un profil lambda.

L. C’est donc une question de regard, de la façon dont, nous, spectateurs, abordons ces pratiques ? Ou alors ne peut-on poser ce regard de spectateur qu’à la condition que l’auteur ait eu une intention autofictionnelle ?

A. Je le disais tout à l’heure, l’autofiction c’est une autobiographie consciente de son impossibilité. Elle est donc avant tout une intention. On ne fait pas de fiction sans le savoir. La pratique du réseau social, c’est de l’autofiction sans le savoir. Dans la manière dont la majorité des gens le pratique, ils n’ont pas l’impression de mettre en jeu leur intimité, de s’exposer. Ils se donnent à voir tels qu’ils sont, tels qu’ils voudraient qu’on les perçoive, mais sans en avoir conscience. Sans théoriser. Moi ce que j’aime c’est aussi la conscientisation, comme vous dites, le recul théorique. C’est ce qu’a fait Doubrovsky d’ailleurs, qui associe clairement l’autofiction au discours qu’il a élaboré sur sa propre pratique. De la même manière, Guibert n’a jamais parlé de ses propres textes comme de l’autofiction. Il n’utilise pas le terme, alors même que Le Livre Brisé, où Doubrovsky raconte la mort de sa femme, vient de sortir et a fait scandale, notamment chez Pivot, six ou sept mois avant. Le terme est vraiment mis en lumière d’un point de vue médiatique. Mais dans le discours journalistique, on ne l’emploie pas pour Guibert qui obtient une reconnaissance publique quelques mois plus tard. […]

Pour revenir aux réseaux sociaux, je crois qu’il s’agit de s’interroger sur le recul que l’on a ou pas de se mettre en scène ou pas. Je pense que la notion d’intention est particulièrement importante.

L. Oui, c’est ce qui diverge de Guibert, qui n’a jamais cherché à donner une belle image de lui-même, là où c’est ce qu’on cherche principalement à faire sur les réseaux sociaux.

A. On se donne à voir dans des moments heureux, des moments joyeux, contemplatifs, des beaux couchers de soleil dans je ne sais quel coin paradisiaque… Ou alors dans des moments de tristesse. « Je ne vais pas bien », c’est le poste déprimant, dépressif mais pour se faire aimer, pour qu’on nous demande ce qui ne va pas, qu’on nous dise « je suis là pour toi », donc c’est toujours une recherche d’amour finalement. On se montre de manière à plaire, à séduire celui qui nous regarde, peut-être même, de manière perverse, à le rendre jaloux. En tout cas, toujours dans ce qui relève d’une relation au désir de l’autre, je pense que c’est inhérent à la pratique des réseaux sociaux. Je raconte d’ailleurs dans mon texte qu’à l’époque où j’avais 15 amis sur Facebook, lorsqu’on postait un selfie et qu’il n’y avait pas de like, on éprouvait une sorte de honte. On cherche à attirer le regard d’autrui, à obtenir des commentaires, à exister. C’est vraiment le quart d’heure de gloire de Warhol. Finalement, ça relève un peu de ce besoin d’exister, d’avoir sa place dans l’Univers, de se sentir exister dans le regard des autres. En ce sens, c’est effectivement une pratique narcissique.

L. André Gunthert parle d’une image qui est devenue conversationnelle, qui cherche à provoquer une réaction, et qui est construite précisément dans ce but. Je me demande si ce n’est pas ainsi qu’on peut rapprocher la mise en scène de soi sur les réseaux sociaux avec le travail photographique d’Hervé Guibert : ses photos étaient souvent déclencheurs narratifs, comme si on attendait une réponse. En même temps, comme vous disiez tout à l’heure, une fois que c’est écrit, cela ne lui appartenait plus.

A. La différence importante entre la pratique des réseaux sociaux et le travail d’un artiste en général et de Guibert en particulier, c’est l’immédiateté de la photo. À l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable, c’était encore la photographie argentique. On attendait que la pellicule soit terminée, on la développait, on voyait les épreuves ou on regardait les clichés, et parfois toute la pellicule était décevante. Il y a donc un rapport différent à la temporalité de l’image et au moment où elle est donnée à voir qui modifie la relation qu’on peut entretenir avec sa propre image. En plus, elle est médiatisée. À l’époque de l’argentique, il y a aussi une part de hasard, on ne sait pas quel va être le résultat du geste photographique. Maintenant quand on prend un selfie, on sait exactement à quoi va ressembler la photographie, ce qui change la relation à l’image de soi. Quand on donne sa pellicule à développer à une tierce personne qui voit les images avant nous, la présence d’intermédiaires modifie la relation à notre image et s’inscrit dans un autre dispositif. 

La notion de sélection est également importante, non seulement la sélection que pratique l’artiste à travers un lot de prises de vues, mais aussi la capacité de recadrer, éventuellement de jouer sur le tirage, ce qui rejoint l’idée de la mise en scène de l’image de soi qu’on donne à voir. Dans l’autoportrait, même en peinture, la notion de temps est importante. Elle interroge le geste de représentation de soi et modifie la portée du geste, le sens qu’on lui attribue.

L. La capacité à pouvoir maîtriser son image quasiment en temps réel modifie le rapport qu’on entretient avec elle. C’est comme si, effectivement, le personnage qu’on peut mettre en scène sur les réseaux sociaux pouvait exister en parallèle de soi, existant de manière autonome en face sur notre écran de téléphone.

A. Oui, on se donne à voir tout de suite. C’est-à-dire, souvent sans avoir eu le temps, soi-même, de prendre du recul sur ce qu’on donne à voir, parce que cette image est amenée à être remplacée rapidement par une autre. C’est à dire qu’il y a aussi l’inscription dans le temps de l’image qu’on donne à voir de soi. Sur les réseaux sociaux, on sait qu’une image prise il y a trois semaines est déjà tombée aux oubliettes. Alors que lorsque vous publiez une photo de vous, à priori, elle est destinée à la postérité. Je peux effacer ma photo sur les réseaux sociaux, et même si je ne l’efface pas, elle finira par disparaître dans le flux constant d’images. On revoit rarement ce que nous-mêmes avons déjà publié. Quoi que Facebook aime à nous le rappeler. C’est intéressant, ça aussi, la manière dont il vient se substituer à notre propre mémoire. Il y a des souvenirs comme ça sur Insta aussi ?

L. Oui, alors en revanche il y a moins de notifications. Le réseau social le plus agressif sur cette question est Snapchat.

A. Ah oui, d’accord. Mais c’est intéressant de voir comment Facebook nous incite à nous rappeler, à raviver d’anciennes photos. Autrement, la majeure partie des posts est destinée à disparaître, quand une œuvre littéraire ou artistique est à priori destinée à nous survivre. Cela aussi  différencie le geste artistique, qui inscrit le résultat dans une histoire, l’Histoire de l’Art, et le geste des réseaux sociaux, qui nous inscrit dans l’immédiateté de la publication, et surtout dans la disparition de l’événement, qui nous survivra peut-être, mais… invisible. Il faudrait interroger la manière dont cela détermine, justifie, explique notre rapport au geste autobiographique.

Je m’intéresse à la photographie, j’ai notamment écrit un livre avec Jean-Pierre Boulé sur les photographies de Guibert. J’ai écrit aussi un livre sur les photos de famille, d’un point de vue plus personnel. Je pense que la question du geste photographique est très intéressante dans les pratiques d’écriture de soi. J’utilise le terme écriture, dans le sens où la photographie est de l’écriture avec la lumière. C’est une bonne approche de la pratique autofictionnelle. Quand je faisais ma thèse en 2001, Guibert n’était pas encore considéré véritablement comme photographe, il le sera à partir de sa rétrospective à la MEP en 2011, pour le 20e anniversaire de sa disparition. Les titres des livres qui ont été publiés sur son œuvre photographique apportent un regard intéressant sur son travail, le premier ayant été Hervé Guibert Photographies, suivi du catalogue de sa rétrospective Hervé Guibert Photographe.

L. Guibert s’est tellement revendiqué photographe amateur que je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’il en aurait pensé.

A. Il était vraiment honnête à ce sujet. Christine Guibert m’a confié qu’il y avait, dans son testament littéraire, tout ce qui concernait ses livres, mais il n’y avait absolument rien sur ses photos. Rien. Donc je pense que quand il se définissait lui-même comme photographe amateur, ça n’était pas qu’une posture. Je pense cependant qu’il avait conscience d’être un bon photographe. Il y a des photographes qu’il adore et qu’il considère comme des grands photographes et qui se qualifiaient  de la même manière. Un autre photographe qui s’est toujours présenté comme amateur, un photographe qu’il aimait beaucoup, c’est Cartier-Bresson. Lartigue aussi se considérait lui-même comme un amateur. Donc, quand Guibert dit ça, mon hypothèse c’est qu’il y a une véritable modestie. Il avait côtoyé de grands photographes, et avait peut-être conscience que son œuvre n’était pas à la hauteur. Mais en se qualifiant d’amateur, il s’inscrit aussi dans une tradition de grands photographes qui se sont eux-mêmes considérés comme tels. C’est un élément qui me fait penser qu’il avait conscience d’être un bon photographe. Je pense en revanche qu’il ne pensait pas passer à la postérité, et la preuve en est que dans les archives laissées à Christine, aucune mention n’est faite de ce qu’il devait advenir de ses photographies.

L. Peut-être que Guibert se considérait comme bon photographe parce qu’il se considérait d’abord bon écrivain. Il y a presque toujours un lien entre sa photographie et son écriture. Sa pratique d’écriture autobiographique, n’est-ce pas ce qui légitime, donne de la profondeur à l’ensemble de ses photographies ? 

De mon point de vue, en tant que photographe, il se rapproche d’une pratique vernaculaire, dans le sens où son œuvre photographique est née d’une autre intention que celle d’être exposée dans une galerie. Il s’agissait  plutôt de documenter un quotidien, une intimité, de pouvoir écrire à travers elles.

A. Le fait qu’il ait parlé de sa pratique comme d’une pratique amateure montre qu’à priori il ne la pratiquait pas comme un artiste. Après, ses photos sont le fruit d’un travail qui ne peut être qu’artistique. C’est-à-dire que ce n’est pas de la photo de famille. Quand il en parle, il est toujours très sensible aux jeux de lumière, à des postures, à des lieux… Donc ses photos ont une dimension esthétique, qu’ont aussi a priori les images d’amateurs éclairés qui se voudraient artistes. La photo telle qu’elle est pratiquée au quotidien, la photo de famille par exemple, n’a pas de visée esthétique. Elle a simplement pour fonction de remémorer des instants vécus, passés. C’est pour ça que beaucoup d’entre elles sont des photos ratées, parce qu’on essaye de saisir le truc, la photo d’anniversaire, les premiers pas de l’enfant…. Guibert, je crois qu’il racontait ça dans une émission avec Poivre d’Arvor, défendait des considérations esthétiques. Il disait « il y a des moments où je vois un de mes amis et je lui dis « ne bouge pas c’est très beau », je vais chercher mon appareil, tous les éléments sont réunis. Et parfois je reviens et quelque chose a changé, je ne prends pas la photographie, ou alors au contraire, la lumière est toujours aussi belle, le contraste, et là, je prends la photo. »

Le fait que Guibert ne prenne que des photos en noir et blanc est également notable. C’est intéressant qu’il n’ait jamais pris de photos couleur. Il disait ne pas vouloir photographier autrement qu’en noir et blanc. Par contre, quand il parlait de son cinéma rêvé… J’ai lu dans les notes préparatoires du film qu’il n’a jamais tourné avec Isabelle Adjani que ce projet relevait d’un double désir : un désir de femme et un désir de couleur(s). Il distinguait donc clairement le désir de cinéma, qui est pourtant un désir artistique, de la photographie. Il imaginait filmer une femme, Isabelle Adjani en l’occurrence, dans des vêtements très colorés. Le noir et blanc en photographie était donc un choix clairement esthétique, qui dit beaucoup de sa vision, d’une certaine considération réflexive sur la photographie.