Entretien avec Jacques Perconte Par Louise Cotte

Louise : D’où vient cet attrait pour la matière numérique et le pixel ?

Jacques : C’est plutôt progressif. Je pense qu’il y a d’abord une histoire de contexte. J’ai vu apparaître ce glissement vers le numérique. Lors de mes études en arts plastiques, j’ai découvert que j’étais bon avec les ordinateurs. J’ai été par la suite tuteur pour les autres étudiants et, en deuxième année, un enseignant m’a proposé d’accéder à une station de travail, la Silicon Graphics. C’était un appareil compliqué et, à l’époque, il n’y avait pas de tutoriaux. Si tu voulais prendre en main un logiciel, il fallait que tu t’y prennes à deux mains et que tu aies le courage de traverser le mode d’emploi (en anglais). Quand j’ai découvert Internet, c’était à la fois un espace de découverte et un espace de partage, c’était naturel. J’ai décidé d’apprendre à faire des sites Internet. C’était assez simple : comparer les usages de la machine et faire un site était du même niveau.

J’ai commencé à travailler avec une caméra MiniDv. À ce moment-là on avait encore des capteurs qui venaient du monde de la vidéo avec des machines qui glissaient vers autre chose. Puis c’est tout un système qui est devenu véritablement spécifiquement numérique. L’environnement dans lequel je baignais portait une réflexion forte sur le matériau qu’on utilisait. Dès le début, j’ai interrogé l’absurdité d’imaginer que ces appareils-là fonctionnaient par mimétisme avec les appareils analogiques. C’était très loin qualitativement de la photo argentique en basse résolution et il n’y avait pas encore assez d’expérience industrielle sur la production de ce genre d’appareil, la qualité était « très mauvaise ». Très tôt je me suis dit que ce n’était pas mauvais, mais différent. Cela m’a conduit à explorer le corps des images dans leur matérialité. J’ai regardé comment les images étaient faites, comment elles s’exprimaient sur tel ou tel écran car en fonction d’un écran, et d’un écran à l’autre, on n’a pas vraiment les mêmes images et les mêmes couleurs. On ne ressent pas les artefacts de l’image de la même manière. Il y a quelque chose qui s’est embrasé dans ma façon de faire.

En arts plastiques, on a commencé à découvrir les écrits de Deleuze et j’ai vraiment été très secoué par cette histoire d’images-mouvements qui étaient contenues dans la profondeur des éléments à l’intérieur des images. J’ai commencé à me dire qu’il y avait quelque chose d’essentiel dans le médium lui-même puisque à chaque passage, d’un espace à l’autre, il laissait des traces dans le corps de l’image. Je me suis mis à vouloir comprendre et étudier ces artefacts. Cela a initié des travaux qui s’appellent les Corps Numériques où je crée des dispositifs pour voir ce qu’il se passe dans le voyage de la lumière. La lumière est là, elle vient des astres et se reflète sur un corps et le corps y renvoie la lumière. Elle rentre par une optique captée par quelque chose à l’intérieur de la machine, elle est transformée pour être traitée par la machine, on la déplace, on la restitue sur un écran. Je refilmais l’écran et cet enchaînement d’opérations créait quelque chose de spécifique dans l’expression de la lumière à l’intérieur de l’image. C’est l’histoire de deux images qui existent quelque part dans le monde avant d’être des images. Elles traversent quantité de dispositifs et à chaque fois perdent un peu d’elles-mêmes pour gagner quelque chose, des traces du voyage qu’elles ont fait. C’était clairement une recherche spécifique du corps de l’image dans l’informatique, dans l’ordinateur, d’un endroit qui n’était que là, c’est-à-dire qui n’était pas le parallèle d’autres choses dans le monde réel, un monde sensible que j’appelais naturel et qu’à l’époque je différenciais. Puis il y a eu la découverte des images en mouvement au début des années 2000 avec la découverte de la compression vidéo et le glissement total que j’ai fait.

Louise : Aujourd’hui tu es à la fois réalisateur, plasticien, tu fais beaucoup de films, des images génératives et en mouvement. Penses-tu t’être totalement éloigné de l’image fixe et de l’image photographique ?

Jacques : Non, je fais des images fixes mais qui sont des impressions d’objets mouvants.

Je fabrique des pièces vidéo spécifiques pour en extraire des images fixes qui n’ont rien à voir. Ce sont des choses que je ne montrerai jamais autrement et qui ne sont même pas montrables autrement pour des questions de résolution qui sont absolument hors cadre, hors format. Je travaille sur des résolutions qui sont bien au-delà des résolutions du cinéma aujourd’hui et qui sont les résolutions d’impression. Je reste assez attaché à cela, j’explore. Tous mes projets sont liés à la résolution des images. C’est une tentative d’être toujours au plus proche de manière ontologique dans ma chaîne de production au contexte final de monstration.

Louise : Dans ton travail on remarque que la compression vidéo crée certaines erreurs, où les pixels et les artefacts se figent ou se déplacent. Est-ce que tu as un contrôle là-dessus ? Comment réagis-tu face aux erreurs ?

Jacques : Je n’ai pas de contrôle dans le sens où je n’ai jamais voulu en avoir. Je ne veux pas tout contrôler comme un ingénieur. Quand j’ai découvert la compression, l’informatique était une informatique d’apprentissage. J’étais tout le temps confronté à des choses que je ne savais pas faire, il y avait tout à apprendre. Je n’ai pas voulu explorer l’autodidaxie sur un plan programmatique, je n’ai pas voulu me dire qu’il fallait que je maîtrise mathématiquement la fabrication des images pour pouvoir planifier les résultats que je veux. Au contraire, je voulais essayer, voir ce qui se passait et moduler ma façon de faire, travailler les allers-retours entre essais et expérimentations. La compression ne ramènera jamais quelque chose qu’il n’y a pas dans l’image au départ, elle a besoin de son potentiel pour exister.

C’est essentiel pour moi d’avoir la surprise de ce qui va se passer et d’être dans cette relation à l’ordinateur où je laisse des choses se faire. Ce n’est pas lié au hasard ni à de l’indétermination, puisque ce ne sont que des mathématiques et du résultat. J’utilise des outils qui sont faits pour faire le mieux possible mais je ne les utilise pas de façon à ce qu’ils fassent le mieux possible.

Au départ je cherchais à abîmer, détruire, défoncer, j’utilisais tout un vocabulaire qui était lié à l’erreur. Puis il y a eu ce refus d’utiliser un vocabulaire négatif pour être vraiment dans une histoire de création, d’arrêter d’être dans l’idée que j’empêche mes outils de faire quelque chose, car les outils ne font rien tout seuls. Ce sont les gens qui les engagent dans telle ou telle direction. On est libre de les engager dans une autre direction que celle pour laquelle ils ont été prévus. C’est plutôt une histoire de libération et de création qu’une histoire de destruction et d’un geste critique qui serait juste destructeur. C’est un geste critique qui est créateur. On pourrait, à tort, parler d’une collaboration puisque la machine ne fait rien délibérément, elle ne fait qu’exécu- ter les choses. Je vais préférer refaire quelque chose pour améliorer la façon dont les choses se passent, plutôt que de comprendre et de résoudre de manière informatique pour contrôler ce qui se passe. Il y a toujours de l’approximation qui est liée à un processus qui reste assez artisanal.

Louise : Que penses-tu de la notion de bricole et d’amateurisme, dans l’idée d’étendre

la pratique à toutes les machines et aux outils que tu peux utiliser ? Considères-tu cela comme du hack, est-ce que tu te considères comme un hacker ?

Jacques : Pour des raisons évidentes, non. La philosophie du fonctionnement m’intéresse, j’ai lu beaucoup de bouquins sur le fonctionnement des algorithmes de compression vidéo et toute la pensée qu’il y a derrière mais sans jamais avoir l’intention de changer quelque chose. Il est important d’utiliser les outils tels qu’ils ont été faits et de mettre en évidence que leur écriture n’induit pas l’usage. D’autre part, je ne pense pas que cela relève du hacking, cela relève d’une normalité. Je pense profondément qu’il y a une intelligence à avoir avec ces outils qui permet de les utiliser pour des choses qui sont spécifiques à toi mais pas spécifiques à eux. On le fait très régulièrement dans notre quotidien. On prend notre petite cuillère pour dévisser, on s’adapte. Avec l’informatisation des outils, il y a une plus grande difficulté à entrevoir les possibles usages détournés ou d’adapter des outils. Les outils sont écrits de manière à ce que l’on n’imagine pas des chemins qui ne sont pas prévus. Il y a le très bel exemple des appareils qui sont bridés par le logiciel pour contraindre des usages. Les appareils sont bien plus puissants et capables de faire. 

Je me méfie des mots et de ce qu’ils peuvent transporter. Mon attitude n’a rien de particulier si ce n’est qu’elle est plutôt décomplexée. Ce serait absurde de dire que je fais du hack vis-à-vis de vrais hackers. Avec l’argentique, les gens n’ont pas été complexés et ils ont tout de suite fait n’importe quoi à la manière dont le cinéma a créé son histoire. Le jeu de prise en main des outils, de compréhension, de bricolage sans suivre le chemin qui est écrit par les outils est un chemin aujourd’hui de plus en plus violent. Il impose quelque chose dont on a du mal à imaginer des possibilités alter- natives. On n’a pas beaucoup d’espace pour faire des choses qui n’étaient pas prévues.

Louise : Comment as-tu vécu le passage des appareils numériques à la qualité moindre aux appareils à la résolution ultra-performante ?

Jacques : J’ai dû commencer à faire de la photographie numérique en 1996-1997 et cela a commencé à se développer dans les magasins grand public au début des années 2000. On pouvait trouver des appareils photo numériques qui étaient déjà accessibles. J’ai toujours mon premier appareil, il marche toujours mais la batterie n’est pas très longue. À ce moment-là, on était encore sur des choses qui étaient difficiles à imprimer. On a eu un remplacement qui s’est fait et les technologies mimant l’argentique donnaient l’impression qu’on continuait avec l’argentique. Plastiquement la photo numérique a singé la plasticité argentique, cela donne l’impression qu’on est toujours dans le même registre.

Louise : Est-ce que tu as déjà eu l’occasion de retravailler avec tes anciens outils ?

Jacques : Oui. Avec le MiniDV qui historiquement date de la fin des années quatre-vingt-dix.

J’ai refait un film en 2017, avec des images que j’avais tournées en 2007, c’est un film

qui s’appelle Patiras. Je trouve ces images très belles. Le format MiniDV me plaît beaucoup. Il y a quelque chose d’intéressant à explorer dans les rencontres entre générations d’outils. Je pense que c’est ce qui se passe quand tu as les premières caméras MiniDV. C’était des entre-deux, il y avait quelque chose d’aventureux sur le plan optique, les capteurs, puis il y a l’arrivée de l’enregistrement et l’écriture du format compressé du MiniDV.

J’aime beaucoup les technologies, elles me permettent de faire des choses. Depuis un an je commence à tourner avec des caméras 8K, mais je ne vais pas chercher des caméras de cinéma, je cherche plutôt des appareils photo pour jouer avec les optiques, des choses pleines de défauts.

Louise : Au niveau de la qualité picturale de l’ultra- haute définition par exemple, est-ce que

tu trouves qu’il y a un manque de spontanéité ou de surprise dans ces images assez lisses que l’on retrouve dans la sphère privée mais aussi publique ?

Jacques : Cela relève du maquillage. Concrètement, dans les expositions, j’utilise souvent du matériel grand public. Je préfère faire moins de résolution mais de meilleure qualité.

Louise : Dans un de tes articles, tu conclus : « Il faut lutter contre la vitesse ». Qu’est-ce que cela implique ? Faut-il ralentir dans le processus de création, prendre le temps de mieux observer le corps des images ?

Jacques : Oui, prendre le temps de discuter, prendre le temps de ne rien faire.

« Devoir lutter contre la vitesse », on n’est pas capable d’aller vite. Tu peux aller vite quand tu as la pleine maîtrise de tes outils. Je suis pleinement dans ce que je sais faire. En tournage par exemple, je filmais la montagne. Il ne se passait rien. Il faut regarder, filmer, laisser le temps s’écouler, être là. Tu ne peux pas aller vite, de toute façon la chose tu l’as déjà manquée. C’est d’être pleinement avec les choses qui sont en train de se faire et d’avoir cette attitude-là avec les images et de pleinement voir les images que tu produis. Dans les expositions, les gens sont troublés, ils râlent. Leur image n’est pas comme ils l’imaginent. C’est parce qu’ils n’ont jamais vu leur image, ils n’ont jamais vraiment regardé et ne se sont jamais posé la question de l’environnement et de la condition de leur lecture. Lutter contre la vitesse c’est toujours penser qu’il y a deux chemins à prendre pour être dans quelque chose de complètement conscient, et non pas maîtriser mais accompagner. Pour un programme ou une opération, tu lances l’ordinateur et tu le laisses faire puis tu passes à autre chose. Tu ne regardes pas. Tous les soirs je derush, puis en rentrant de tournage, je re-regarde. Cela dure une à deux semaines et je regarde les images dans leur durée et quand tu fais un plan de trente-cinq minutes d’une falaise, d’une roche, c’est dur. C’est dur car tu vas juste regarder, rien ne te tient, il n’y a pas d’action. Mais si tu regardes attentivement, tu verras un oiseau minuscule se poser sur un caillou, un endroit où la lumière passe, où il y a des vibrations de chaleur. D’un coup tu vois des choses dans l’image qui peuvent être incroyablement fortes. 

C’est très lié à ce que disait Ivan Illich où dans l’idéal, il ne faut pas penser un minimum acceptable, mais un maximum nécessaire. Il est important de penser vraiment ce dont on a besoin et de définir à quelle vitesse on doit aller, avec quelle quantité d’effort pour le faire. Par exemple, quand tu programmes des choses, il faut se demander si tu dois passer du temps sur cette opération ou si le faire à la main est essentiel. Cela me permet de ne pas perdre de temps à programmer quelque chose qui ne sert à rien ou le plaisir d’avoir un outil de plus qui fait les choses à ta place.

Louise : Est-ce toujours utile de travailler au corps les images pour tenter une production plus saine ?

Jacques : Ce qui nous intéresse, si tu as lu Benjamin, c’est l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. On est complètement dans cette époque et cette question de l’image ou de l’idée de l’image. Si tu es sur cette idée de l’image, est-ce que l’image t’appartient ? Quand je pars en tournage et que je n’ai jamais filmé ou que cela fait longtemps, les images que je vais faire, ce ne sont pas mes images, je reproduis la culture des images que j’ai de telle ou telle chose. Tu le retrouves chez Vilém Flusser quand il parle de la photographie et c’est effarant de voir à quel point on a une convergence de toutes les images vers l’identique quand il s’agit de reproduire un sujet. On est vraiment dans la reconnaissance tout le temps, on reconnaît l’image. Quand tu produis une image et que tu ne fais pas attention à ce qu’elles sont, à la fois sur la manière dont elles décrivent quelque chose avec le langage des images mais aussi comment elles sont à ce moment-là, tu ne fais rien. Tu continues un flux et tes images appartiennent à un flux et ne sont pas partie prenante de ce que toi tu pourrais produire. À mon sens, ce qui est essentiel aujourd’hui c’est de savoir si on est en train de faire quelque chose réellement.

Ma plus grande douleur quand je visite une exposition c’est de voir que les choses ne sont pas vraiment là. Je vois le nombre de gestes superficiels qui ont été portés par des personnes avec une inconscience phénoménale, et cela même si elles ont de très bonnes intentions. Cela fonctionne seulement parce qu’il y a un vecteur autour, du texte, un concept et un contexte, qui fait que l’on va être orienté dans la perception mentale. Avec moi cela ne marche pas du tout. Je suis bêtement et sauvagement persuadé qu’une œuvre doit être autonome. Je ne vois rien et je ne suis pas touché. C’est comme quand tu parles à quelqu’un et que tu ne regarde pas la personne en face. Tu parles du beau temps, de la guerre…, mais sans exprimer ce que tu ressens ou l’urgence de l’émotion qui devrait être partagée. 

Ce que tu exprimes, cela correspond à ce niveau-là d’importance dans les relations. Ce que l’on entreprend entre nous, pour sortir de quelque chose qui devient trop un marasme là où les échanges ne se font plus ou pas assez entre gens qui ne se connaissent pas. Cela a comme conséquence que la plupart des gestes artistiques qui sont produits au- jourd’hui sont extrêmement faibles et égoïstes. Dans un de mes articles, je parlais de l’image qui ment ou qui ne ment pas. Mes images ne mentent pas à partir du moment où je suis vraiment dans l’expression de quelque chose et cela ne peut pas se faire sans le corps.

Si on regarde bien les images aujourd’hui, on peut très souvent rencontrer des images qui utilisent des moyens qui contredisent ce qu’elles essayent d’exprimer. Je pense qu’il y a quelque chose à résoudre ici. C’est peut-être la question de la légitimité de chaque individu à parler de n’importe quel sujet. Je n’ai aucune légitimité à parler de la disparition des glaciers, par contre je peux parler de ce que je ressens à l’idée que les glaciers disparaissent. Sinon je porte des mots qui ne m’appartiennent pas, qui ne sont que des informations, je rapporte des faits. La position c’est celle du corps et de l’expérience du corps, pour l’image c’est celle de sa physicalité et de sa réalité. C’est en déperdition. Les esthétiques qui tendent à utiliser le travail d’Hito Steyerl pour produire des images pauvres où elles seraient plus porteuses d’une vérité, je pense qu’il y a quelque chose de vraiment dangereux. Ce n’est pas parce que tu produis une image que tu ne maîtrises pas, que tu maîtrises ce que tu fais avec, au contraire. La maîtrise d’une image ne veut pas dire faire une image qui soit propre ou condescendante.