Emmanuel Guez est un artiste, philosophe et écrivain dont la pratique médiarchéologique se concentre sur les passés et devenirs des média numériques. Il occupe plusieurs rôles, notamment celui de directeur de l’École Supérieure d’Art et de Design d’Orléans. Il est cofondateur du PAMAL_Group, un laboratoire de recherche et collectif d’artistes qui préserve des œuvres d’art numérique disparues ou endommagées en raison de l’obsolescence des logiciels et matériels informatiques.
Il est écrit dans votre biographie que vous êtes “artiste et philosophe”. Vous êtes à la fois directeur d’une école d’art et de design, enseignant et co-fondateur du PAMAL_Group. Comment ses activités se complètent ?
Je suis directeur d’une école d’art et de design avant tout parce que je suis artiste et philosophe. D’ailleurs, mes activités s’emboîtent naturellement. Diriger une école d’art, c’est créer du collectif, c’est agencer des éléments très diverses, c’est un peu comme produire une œuvre. Être directeur prend du temps et je m’occupe un peu moins du collectif PAMAL_Group ainsi que de mes projets personnels. Cependant, je poursuis mon activité artistique, ce qui m’aide d’ailleurs à tenir mon rôle de directeur. Je travaille en ce moment en duo (le duo s’appelle CEGZ.project). Nous avons créé un personnage, EDEN, qui a la particularité de voyager parmi différents média. Il commence son existence avec le Minitel, sur un site de rencontre, avant de se retrouver sur une blockchain, puis de poursuivre son aventure à la Biennale de Venise. Aujourd’hui EDEN explore le monde des sex cams et devient peintures et dessins. En même temps qu’il ou elle passe d’un médium technique à un autre, elle ou il revisite différents mondes et milieux de l’art, et, dans le même temps, elle ou il change d’identité et de genre.
Mon travail artistique accorde depuis longtemps une place importante à la question de l’identité. Il existe une dramaturgie du web : il est aujourd’hui tellement facile de se créer une identité sur les réseaux sociaux. Mais la question de l’identité est un vieux sujet des média techniques et de l’Internet en particulier. La mise en relation de personnages créés sur les réseaux sociaux, les jeux vidéo, les sites de rencontres témoignent de cette fluidité. La facilité avec laquelle il a été possible – et il est encore possible – de changer d’identité sur Internet a eu pour principal effet de faire de la question de genre un sujet. Je ne veux pas dire que la question du changement d’identité n’existait pas avant l’Internet, mais que c’est grâce à l’Internet qu’elle est devenue naturelle et qu’elle a pu prendre une place si importante dans la société. Quand vous pouvez changer de nom (de pseudo) plusieurs fois dans la même journée, le fait d’avoir un prénom, voire un nom, pour vous désigner, devient presque accessoire. Ces problématiques font écho aux différents projets que les étudiant.e.s des écoles d’art développent en ce moment. Vous voyez combien mes propres questionnements artistiques et philosophiques viennent croiser mon rôle de directeur de l’ESAD.
Votre travail se tourne principalement vers l’archéologie des média. Il prend forme d’ailleurs par et dans différents média et techniques.
Comment opérez-vous un choix lorsque vous commencez un projet ?
Y a t-il des techniques et média que vous souhaiteriez découvrir ou approfondir ?
Ce qui m’intéresse, c’est le passage d’un médium à un autre, que ce soit de la photographie à la peinture, ou du Minitel à l’Internet. L’archéologie des média souligne que ces passages ne sont pas aussi chronologiques qu’on pourrait le croire. En observant les média qui émergent et ceux qui disparaissent – tout au moins temporairement, je me demande jusqu’où peuvent nous emmener les média techniques et comment nous sommes emmenés par eux. En observant l’histoire des média, on découvre qu’il existe comme une logique de reproduction et de développement propre aux média, indépendante des êtres humains.
Si j’avais le temps, je souhaiterais avant tout redécouvrir de vieilles technologies. J’essaie toujours de dialoguer avec des média anciens, ce qui est d’ailleurs la ligne directrice développée au sein du PAMAL_Group. Notre collectif se penche sur la pérennité des médias numériques et des œuvres qui en dépendent. Considérez l’engouement autour du Minitel en France, il a été rapide et intense, mais s’est trouvé être éphémère. Au PAMAL_Group, nous avons tenté de reconstruire l’expérience d’œuvres télématiques sans émulation. Cela été très enrichissant pour comprendre ce qui fait une technologie et ce qui fait une œuvre d’art média-technique. D’un autre côté, si j’avais le temps, j’aimerais pouvoir approfondir mes connaissances sur la réalité virtuelle (VR) ainsi qu’expérimenter davantage l’Intelligence artificielle (AI).
En tant que cofondateur de PAMAL_Group, qu’est-ce qui vous a conduit à travailler sur la préservation d’œuvres numériques disparues ou endommagées ? Quelles sont vos méthodes de recherche et de sélections ? Est-ce que ce travail a modifié ce que vous pensez être une œuvre d’art ?
Notre intérêt pour les machines anciennes vient de ces moments de ruptures, lorsque l’on n’est plus capable de lire un fichier, de créer et d’accéder à des données. Je pense que la transmission de ces anciennes techniques est nécessaire. Ces questions menées par le collectif entraînent un débat : comment conserver des œuvres dépendantes de média obsolescents ? La première solution est de proposer une émulation, qui consiste à utiliser un nouveau logiciel qui permet de lire les anciens. Cela peut être très utile, mais aussi très néfaste, car, de fait, vous faites disparaître une technologie ancienne. C’est un peu comme si vous effaciez de l’histoire une langue que l’on ne parle plus. La deuxième solution est de reconstruire ces média de manière médiarchéologique, c’est-à-dire avec les appareils et les logiciels d’origine. C’est contraignant car cela demande une machine en état de marche ainsi qu’une expertise technique. Cette seconde proposition est d’ailleurs aujourd’hui portée par le musée ZKM à Karlsruhe.
Il est vrai que cette méthode m’a amené à reconsidérer l’œuvre et l’artiste. Croire que l’artiste est un créateur à part entière est aujourd’hui une illusion. Nous avons changé d’époque. L’artiste est lié de près ou de loin aux média techniques qui agissent fortement sur les représentations. Pour l’artiste numérique, c’est encore pire : il dépend des appareils et son travail est intrinsèquement obsolescent. Alors, la sacralisation de l’œuvre et de l’artiste qui entre dans les musées ne correspond plus à l’époque. C’est une pure vanité. L’artiste d’aujourd’hui n’est plus un créateur, il ausculte comme un médecin ou enquête comme un détective. Il explore, il ne sait pas forcément où cela va le mener, mais il sait écouter et faire des liens.
Comment votre travail s’adresse ou réagit à la culture de l’image contemporaine ?
C’est une question complexe. Comment un artiste actuel peut-il produire une image singulière alors qu’il existe des milliards d’images, ne serait-ce que sur les réseaux ? Pour moi, l’image est le résultat d’un travail d’exploration, qui doit s’inscrire dans une démarche et ne peut pas exister isolément des média. Cette conviction est d’ailleurs centrale dans le projet EDEN.
Pour répondre à cette question, en tant qu’artiste et philosophe, je ne cherche pas à ajouter une image de plus dans ce vaste océan visuel, je témoigne simplement de cette exploration. À ce titre, l’installation est une forme qui rend justice à ce vaste théâtre de l’imagerie en ligne qui fonctionne très bien par ailleurs.
Bibliographie
https://2.7182818284590452353602874713526624977572470936999595749669.com
EDEN Stories : https://cegz.net/no-signal
L’art média-archéologique. Une repolitisation de l’art
Emmanuel Guez, « L’art média-archéologique. Une repolitisation de l’art », Hybrid [En ligne], 3 | 2016, mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 19 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/hybrid/942 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hybrid.942
https://zkm.de/en/keyword/media-archaeology
Walter Benjamin, philosophe, historien de l’art, critique littéraire, critique d’art allemand
Michel Foucault, philosophe français.
Erkki Huhtamo, archéologue des médias
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5 œuvres :
EDEN Stories (CEGZ.project), 2021 – en cours
Photo_ID, 2022
Profound Telematic Time (PAMAL_Group), 2021
Éloge de l’invisibilité, 2018
Thank You For Sharing, 2016