Entretien avec Arno Gisinger Par Hugo Delattre

Quand j’ai fini mes études en 1994 à l’École nationale de la photographie d’Arles, on commençait à s’intéresser au monde numérique, on avait à peine des ordinateurs. Quelques-uns possédaient des téléphones portables mais  il n’y avait pas encore d’appareil photographique dans ces premiers téléphones, il n’y avait évidemment pas de réseaux sociaux, on n’avait à peine internet, on n’avait pas de Wikipédia, etc. Donc ça peut te paraître bizarre, mais j’ai ce privilège d’ appartenir à une génération qui a vécu ces évolutions technologiques, sociétales, qui influencent énormément mon travail. 

1/Quelle est votre pratique de l’image?

Oui, c’est une question très vaste. Je pourrai  dire que j’ai une pratique de l’image photographique, même si on sait que ce terme est devenu à la fois très solide parce qu’on parle toujours de photographie après 200 ans malgré tous les changements techniques, technologiques et de support, mais on va dire que les origines de mon intérêt pour les images est vraiment passée par les images photographiques. Je ne suis pas peintre, je ne suis pas scripteur, je ne fais pas de jeux vidéo, je suis aussi un artiste qui utilise des images des autres.


Donc je suis un monteur d’images et je suis un producteur d’images aussi, et ces images sont essentiellement des images techniques photographiques. Ma pratique consiste à  soit produire des images, faire des prises de vue, ou remonter, réactiver des images existantes. Je fais partie d’une génération qui a  appris la photographie à la fin des pratiques argentiques et j’ai intégré ces dernières années, comme tout le monde depuis les années 90-2000, les nouvelles technologies, les nouvelles façons de faire images.On peut parler d’hybridation des images photographiques. Je n’aime pas trop parler d’images qui ont vécu un changement technologique mais plutôt une reconfiguration fondamentale de la place des images dans la société. C’est quelque chose qui me travaille beaucoup. La diffusion des images, l’arrivée avec le numérique des téléphones portables, les réseaux sociaux, tout cela par des petites étapes. Ma pratique de l’image est toujours en liaison avec la matérialisation des images. Je suis dans ce sens-là quelqu’un qui est vraiment un héritier du tirage photographique, un héritier du négatif. C’est aussi générationnel, au niveau de l’enseignement, des apprentissages. Pour moi, une photographie, au départ, c’était quelque chose enregistrée. Je suis de plus en plus convaincu aujourd’hui qu’il ne s’agit plus d’enregistrement, on est plutôt arrivé dans un univers d’algorithme.

Mais je viens clairement de l’idée que l’image est quelque chose qui d’une certaine façon ou d’une autre serait matérialisée, et même si on dit du numérique qu’il serait en dehors de la matérialité, je pense que c’est vraiment faux. Le numérique a une matière, est une matière, demande de la matière, consomme de la matière. Donc le numérique, évidemment, n’est pas du tout un cloud abstrait. Le numérique a une matérialité et puis toutes les formes hybrides ou toutes les nouvelles technologies d’impression, bien évidemment, c’est aussi des choses qui se posent sur le papier et le numérique a aussi, paradoxalement ou logiquement, poussé la photographie à un renouvellement des pratiques dites anciennes ou anté-numériques. Donc c’est assez complexe, mais si tu me poses la question à moi personnellement, l’image c’est quelque chose qui a une existence, une matérialisation, même si je fais des projets avec des projections, est aussi une image matérialisée, même si elle est futile, éphémère,un travail installé sur du wallpaper, du dos bleu. Même si on arrache tout après deux mois, c’est une matérialisation. Parfois je cite notre ami Georges Didier Berman qui a dit une fois de façon très claire que ce qui est peut-être plus intéressant avec les images c’est de ne pas forcément savoir ce qu’elles sont, mais plutôt de demander ce qu’elles font avec nous. Les images c’est quelque chose qui est très lié à notre être humain, à l’anthropologie. La grande question pour moi c’est vraiment ce que font les images avec nous, avec les hommes et les femmes, nous politisent, nous poussent, nous effraient, nous enchantent, etc.

2/ Quel est votre lien à l’Histoire, la mémoire, la photographie?

Quand on traite de la mémoire, on n’est jamais vraiment, je pense, proche de la réalité, où c’est plein de réalités qui se croisent. Finalement, on a quelque chose de toujours un peu déformé. 

D’une façon plus radicale j’ai envie de dire qu’ une réalité qui serait en tant que telle figée en objet qu’on pourrait reconstituer par fragment, c’est une construction qui se fait à partir du présent, et non pas un objet qui serait dans un passé qu’on essaie de reconstituer. Cela revient à fabriquer un récit tout comme un récit historique  basé sur les sciences de l’histoire avec une critique des sources, avec une argumentation, avec des notes en bas de page, etc. Le récit fait par des historiens aujourd’hui n’a plus rien à voir avec le récit des historiens d’il y a 15 ans. Dans le contexte muséal, scientifique, etc. Le présent modifie notre vision de l’Histoire, heureusement, sinon l’Histoire aurait une fin. Nous racontons ces histoires-là d’une autre façon, avec d’autres sources, avec un autre regard, qui est le nôtre d’aujourd’hui, de notre positionnement aujourd’hui. Donc même l’histoire comme science, a accepté que le récit ou les récits de l’histoire doivent changer, sinon on n’aurait plus d’évolution, on aurait toujours le même regard. Et je pense que c’est une des qualités de nos sociétés, on va dire démocratiques, où il y a une possibilité de discours, où l’histoire est un sujet de querelles, de disputes et d’accords.

C’est évidemment l’avantage de la discursivité des sciences sociales et humaines. Je pense qu’on a le besoin et la nécessité de réinterpréter le passé à partir du présent.

3/ Comment peut-on travailler avec le dit documentaire et revendiquer un statut d’artiste. Est-ce qu’il y a une frontière entre les deux? Peut-on se poser des questions artistiques qu’on choisit de traiter avec un protocole documentaire qui serait basé sur la collecte de documents, la collecte de témoignages.

Tout à fait, c’est ce que les historiens appellent les sources. Évidemment, oui. Je te disais tout à l’heure que mon parcours était nourri à la fois d’une réflexion dans les sciences humaines et sociales et que la photographie était à la fois un objet de désir, un objet d’analyse et un objet de production. Donc cette double approche pourrait amener à la question «mais où est l’art? Est-ce que vous n’êtes pas justement un historien visuel?» ou autre chose. A partir du moment où on va travailler le réel, se pose la question de la connaissance de ce dit réel, et j’ai bataillé, essayé, en distinction par rapport à l’Histoire ou au musée, que ma pratique photographique s’inscrive dans le documentaire. C’est ce que Walker Evans a appelé le style documentaire, ce n’est pas du documentaire mais ça utilise un style dans ce sens-là. Je suis un peu l’enfant de cette tradition photographique moderniste, où à un moment donné, on a accepté aussi que, travaillant avec un style documentaire, on puisse revendiquer, voire pratiquer la photographie comme un art.

Je pense que la grande différence réside dans le sens donné à l’image proposée. Quand on se trouve dans un musée où on lit un récit d’historien, où on trouve des images photographiques, on peut se dire, tiens, ces images approuvent un discours, elles sont là pour prouver quelque chose, c’est des images témoins.
Donc dans le récit, on comprend un discours explicatif et les images viennent en second temps appuyer ce discours-là. C’est la source qui donne la preuve d’une certaine façon, du moins le témoignage d’un discours. Dans mes travaux, j’ai toujours tenté d’inverser cette question-là et faire en sorte que l’interprétation des images soit libre et soit le travail du spectateur, de la spectatrice. Je n’ai aucune envie de donner une explication, je ne livre que très peu de légendes ou jamais. Je suis dans un exercice où je suis avec vous, les étudiants, dans un débat,  où je peux expliquer ma méthodologie, mais quand on voit un de mes travaux, on ne va pas forcément avoir l’explication comme un historien expliquerait par une légende une image. C’est une proposition qui croit beaucoup à un apprentissage, une connaissance, une sensibilité par l’image qui est tout d’abord un lien de connexion entre moi qui fabrique ou qui réutilise les images avec un spectateur ou une spectatrice. Donc c’est une sorte de membrane entre ce que j’ai à dire, à exprimer, et ce que le spectateur, la spectatrice va ressentir. Je tiens à garder cette liberté de la part du spectateur, de la spectatrice, à l’interprétation. Et c’est pour cette raison que je cherche des lieux, des endroits, des contextes où je peux pratiquer des dialogues. Après c’est compliqué parce que nos apprentissages culturels disent que si tu montres un travail au Centre Pompidou ou au Palais de Tokyo, ça pose moins de problème de questionnement artistique parce que le lieu atteste de manière dogmatique que c’est un lieu pour l’art. Si tu montres un travail dans un musée d’histoire, tout de suite les questions changent. Et même les curateurs me disent,     «Est-ce qu’il ne faudrait pas mettre la légende?» parce qu’ils ont cette attente comme quoi l’image était l’explication de la réalité ou la preuve de la réalité.
Si on est photographe, on sait très bien qu’on configure le réel. Ça reste une image. Ce n’est pas le réel. Même si la photo est nette et a beaucoup de profondeur de champ, ça reste une fabrication et ça reste une matérialisation d’une pensée. La photographie est à la fois un acte réel, mais c’est aussi un acte de pensée. Si je vais à Horadour sur Glane et avec une connaissance de ce qui s’est passé, évidemment ma photographie change en fonction de la façon dont tu abordes un lieu. Pour ce qui concerne le savoir historique, j’essaye de produire d’autres supports comme des livres, des catalogues d’exposition où le savoir peut être aperçu, lu, mais qui ne sera pas du tout une légende, une explication dans le travail, dans l’exposition même.Par ailleurs, la terminologie du documentaire, je la trouve hautement problématique. Tu sais peut-être qu’en France on a eu ce malheur il y a quelques années déjà, de faire une sorte de distinction entre deux types de photographie. C’est vraiment franco-français, parce que si tu sors de la frontière, personne ne te comprend, mais on a appelé la photographie dite artistique photographie plasticienne. Terme intraduisible d’ailleurs, qui n’existe pas en allemand ni en anglais, et qui c’était une photographie qui serait l’autre photographie. Il y avait une photographie documentaire et une photographie plasticienne. Donc il fallait entre deux façons de se positionner. Soit on était un plasticien, donc un artiste, donc quelqu’un qui travaillait la matière, qui travaillait l’image, qui travaillait quelque chose qui serait en dehors du réel, ou qui serait une autonomie de l’image. Et de l’autre côté, tu avais les pratiques documentaires, voilà, qui étaient jusqu’à la soumission de l’image sous le réel. Et je trouvais ça toujours très très malheureux et même intellectuellement complètement faux. Et je pense qu’on peut faire de l’art avec du style documentaire, mais on peut aussi dire quelque chose sur le réel avec la photo-archiviste. artistique, tu vois, et franchement, je le dis à mes étudiants aussi, je déteste cet aspect binaire et je déteste aussi, voilà, cette classification entre les deux domaines.

Dans les années 1920-30, la plupart des photographies étaient conservées comme des supports dans les bibliothèques et avaient des légendes. Si tu regardais une photographie d’Edouard Denis Baldus, comme une photo de chemin de fer, de photographie de 1858, chemin de fer dans le sud de la France, la gare de Toulon par exemple, je prends un exemple, on a dit, ben Édouard de Baldus c’est quand même un des plus grands photographes du 19e siècle, et on a commencé à dire, ben c’est plus une œuvre qu’une source. Donc sa place serait pas dans la bibliothèque, avec une légende qui dit ça c’est la gare de Toulon, et par ailleurs elle a été faite par un certain Édouard Denis Baldus, mais non, on va dire que la même photo, cent ans après, elle est considérée comme une œuvre, une sorte de chef d’œuvre du grand photographe artiste Édouard Denis Baldus, et par ailleurs, elle représente la gare de Toulon. Ça s’est complètement renversé.

Et en l’occurrence, c’est la même image. Donc il faut prendre en considération aussi le regard, comme c’est comme l’histoire, c’est le regard que nous posons sur les images. Et un certain nombre de photographies du 19e siècle a été pendant très longtemps considérées comme des documents, comme une photographie documentaire. Et quand la photographie accède à ce succès aussi dans le domaine de l’art, on a transformé jusqu’au prix le statut de ces mêmes images. Quand tu vas à Paris Photo aujourd’hui, évidemment, un balbus, ce n’est pas juste une documentation de la gare de Toulon. Aujourd’hui c’est une œuvre qui est vendue à 100 000 euros. Encadrée sur un mur, c’est une cinèse°.

Donc, il faut vraiment, avec la photographie, prendre en considération ce double statut. Aujourd’hui  je suis plutôt à l’aise avec ces… “c’est pas de l’art” ok, bon, peut-être dans 100 ans, ça sera de l’art pour le dire de façon un peu provocatrice.

4/ Comment aimez-vous scénographier les archives dans une exposition?

C’est encore une autre histoire parce que j’utilise le terme spatialisé, même si le terme est un peu complexe, mais c’est cette idée de spatialiser la photographie, de lui donner un espace, voire même plus, de révéler un espace par le travail que j’y installe.Je n’’aime pas trop le terme en fait, parce qu’on est plutôt dans le design d’intérieur. Après si on le prend comme au théâtre, pourquoi pas? Je suis assez proche du théâtre, un peu comme l’histoire de Daguerre, qui était peintre de scènes pour le théâtre avant de créer les dioramas.

On y va comme un spectacle mais on y regarde que les images, il n’y a plus de récits théâtraux. Les images ne sont plus au service du récit théâtral, mais les images on les observe en tant que telles, de façon autonome, c’est extrêmement moderne. Et dans ce sens-là, j’aime bien cette idée que les images sont des créations spatiales. Les nouvelles technologies et l’hybridation analogique/numérique m’ont permis de travailler sur les espaces. Je pratique depuis le début les grands formats sur du wallpaper. Le papier me permet de scénographier, aussi la projection, pour te dire que j’essaye parfois d’inverser la relation entre l’espace et l’image exposée, dans le sens où au lieu d’accrocher quelque chose, d’encadrer, son emplacement est relativement déterminé. Je préfère l’idée de révéler un espace et d’intégrer dans la perception des images non seulement leur propre spatialité mais aussi la spatialité du contexte dans lequel je regarde ces images-là. Donc je fais souvent des recherches sur l’histoire du lieu, sur ses transformations, voire même sur ses fantômes aussi l’habitent. 

Chaque lieu contient sa propre histoire, ses fantômes, ses présences-absences, ses transformations. Pour moi c’est des corps presque vivants, c’est même de la matière, mais cette matière change, elle a de la patine, elle peut être rénovée, elle peut être rafraîchie. Ces fantômes constituent des corps presque vivants et exposer une image qui déjà en elle est un produit d’un appareil, exposer cette image-là dans un autre espace. La caméra obscura ou l’appareil photographique c’est déjà un premier espace, tu extrais quelque chose et tu remets cette image dans un autre espace. C’est comme une poupée russe en fait, tu extrais quelque chose qui se forme dans une caméra obscura, et ensuite tu le représentes dans un autre espace.Considérer cet autre espace comme le lieu même de la perception et de la rencontre entre un spectateur ou une spectatrice et l’image, pour moi c’est l’essentiel de l’art, c’est l’essentiel de cette connexion entre fabriquer des images et les donner à voir et les percevoir, les regarder, les expérimenter, les aimer, les détester et avoir des sentiments, et avoir ce sentiment, comme on disait au départ, de ce que font les images avec les corps, de ce que font les images avec nous.

Quand je me place dans la position du spectateur, pour moi ce qui est intéressant c’est ce que font les images avec moi, et dans cette question-là, l’espace dans lequel je les perçois, jusqu’à leur signification culturelle et politique, qui est extrêmement important. Donc j’aime ça en fait, oui, j’aime ça, et j’aime ça avec mes propres images ou avec les images d’archives. Et quand c’est des archives, comme tu l’as vu sur les projets que j’ai montrés, ben effectivement j’aime réactiver les archives, j’aime transformer des images qui ont été faites dans un certain but et de leur donner une deuxième vie, une autre vie, une troisième vie, de les extraire justement de leur contexte de production et de les remontrer dans un nouveau contexte de réception. C’est un peu ce qu’on disait sur Baldus tout à l’heure, c’est une même image exposée dans un autre espace ne dit pas la même chose, donc n’a pas la même signification pour les spectateurs, les spectatrices. Voilà.

°La cinèse augmente les possibilités d’orientation dirigée, et exerce donc indirectement une action directionnelle. — (Klaus Immelmann, Anne Ruwet, Dictionnaire de l’éthologie, 1995)