Est ce que vous pouvez déjà nous donner quelques informations sur votre parcours en tant qu’artiste ?
J’ai d’abord fait des études d’ingénieur en sciences des matériaux. Puis, j’ai travaillé en Allemagne à l’Office Européen des Brevets, une organisation internationale, où je faisais des recherches d’antériorité de demandes de brevets sur les semi-conducteurs. Je pratiquais déjà la photographie en autodidacte à cette époque, mais celle-ci occupant de plus en plus de place dans ma vie, j’ai décidé assez vite de me réorienter et de passer le concours de l’École nationale de la photographie d’Arles.
Comment expliquez-vous ce changement de parcours ?
Ce qui me manquait justement dans mon travail d’ingénieur était le rapport au réel. Les études scientifiques sont très théoriques et dans les brevets on travaille sur des documents, on écrit des rapports de recherche mais on ne voit jamais les inventions, ni les inventeurs, et on ne sait même pas si les procédures aboutissent. On est complètement déconnecté du réel et jamais il ne nous est demandé d’être inventif ou créatif, au contraire. À l’école d’Arles et dans les années qui ont suivi le diplôme, ma démarche photographique était très différente de ce qu’elle est actuellement ; ce que je cherchais à l’époque, c’était faire l’expérience de me frotter à la réalité. Pour moi, la photographie était un prétexte pour me rendre sur des lieux peu accessibles, y faire des prises de vue dans un style plutôt documentaire et réfléchir au monde qui nous entoure de manière tangible. Cela comblait la frustration engendrée par un travail de bureau qui m’avait tenu trop longtemps à l’écart des réalités du monde. Ma démarche actuelle, initiée au moment du tournant numérique, est très différente, mais reste hantée par les inventeurs et les brevets dans une certaine mesure, puisqu’elle se base souvent sur des recherches documentaires qui vont produire des idées et des protocoles.
Alors, quelles sont vos méthodes de travail et de recherche ? La théorie a-t-elle tout de même un rôle ?
Je ne peux pas dire que j’ai une méthode particulière, car chaque projet est singulier. De manière générale, je fais beaucoup de recherches en amont, que ce soit sur internet, en dérivant souvent très loin de mon point de départ, mais aussi dans les livres, notamment dans des monographies d’artistes, catalogues d’expositions, ouvrages sur l’histoire de la photo. Je regarde énormément d’images, et souvent, les idées surgissent de manière fortuite, par association d’idées issues de différents domaines. J’essaie alors de trouver des connexions improbables, par exemple, en reliant le procédé de l’héliographie inventé par Niépce à sa mort restée inexpliquée et à l’expérience de la goutte de poix. Il s‘agit alors pour moi d’inventer des formes pertinentes, photographiques ou non, qui matérialisent ces idées. J’ai de plus en plus souvent recours à des collaborations spécifiques, labos photo spécialisés, artisans, designers, etc. pour l’exécution de mes projets. La théorie peut parfois me servir de point de départ. Dans ma série Les Liseuses, par exemple, je questionne l’obsolescence de certains textes, de Roland Barthes à Rosalind Krauss en passant par Susan Sontag au regard de ce qu’est devenue la photographie au 21è siècle. J’affectionne particulièrement le théoricien Vilém Flusser, avec sa Philosophie de la photographie et son ouvrage Les gestes dans lequel il explore, entre autres, le geste du photographe, un sujet sur lequel je travaille actuellement.
Il semble se dégager de votre œuvre une certaine recherche sur le volume et la matérialité photographique. Pensez-vous plutôt vos projets par les formes ou par les idées ?
Pour moi, créer un travail uniquement basé sur la matérialité photographique n’est pas suffisant; mon travail nécessite, en premier lieu, un « concept ». Tous mes choix plastiques contribuent à rendre visible des idées, des problématiques auxquelles je donne une matérialité, mais la matière et la forme ne sont pas une finalité en soi. Chaque projet implique des choix spécifiques. La matérialité est un aspect important, mais si elle devient seulement un objectif, il y a un risque de maniérisme. Par contre, déployer une image dans l’espace ou traiter une photo de manière non conventionnelle est aussi une façon permettant d’explorer d’autres possibilités, car les expérimentations formelles peuvent aussi modifier la direction d’un travail ou générer de nouvelles idées. Mais l’essentiel reste toujours de raconter quelque chose.
Vous semblez attacher une grande importance à la photographie analogique. Pourquoi cet attrait, et pourquoi ne pas avoir complètement adopté le numérique ?
Lors de mes études, le numérique était inexistant. J’ai appris la photo avec l’analogique et j’en apprécie aussi l’aspect manuel même si ce n’est pas primordial. Lorsque Photoshop est arrivé, les premiers usages qui en ont été fait, n’avaient pas beaucoup d’intérêt : beaucoup de copier-coller ou d’effets sans réel sens. Quant aux appareils numériques, j’étais réticente à m’en servir au début, mais quand ils ont atteint une qualité d’image proche de l’argentique moyen-format, je les ai bien sûr utilisés pour leur facilité d’emploi. Aujourd’hui, je n’ai pas de préférence stricte entre analogique et numérique; en tant qu’outil j’utilise plutôt le numérique, en tant qu’objet à questionner je m’intéresse surtout à leur « entre-deux », que cela soit d’un point de vue historique ou technique. Chaque projet dicte la technologie que j’utilise, et à vrai dire, je ne fais plus beaucoup de prises de vues. L’important, c’est ce qu’on fait des images, ce que cela raconte, et l’intention que cela sous-tend. La technologie est juste un outil au service de cette intention.
Quel est votre rapport à l’image contemporaine en tant qu’artiste, de la surproduction à la consommation massive d’images sur les réseaux sociaux ?
C’est une question complexe. Je n’utilise pas beaucoup les réseaux sociaux mais constate que certains artistes y trouvent une réelle ressource pour développer des projets vraiment intéressants. Penelope Umbrico, par exemple, qui travaille uniquement à partir d’images partagées sur des plateformes comme Flickr ou Craig’s List. J’ai pour ma part déjà produit une pièce à partir de portraits issus de profils collectés sur Facebook dans le cadre d’une commande. Je les ai réunis dans une composition évoquant les tableaux anthropométriques de Bertillon afin de questionner ce que nous livrons de notre identité et notre vie privée sur les plateformes en ligne. La circulation massive d’images à caractère privé, et de deep fakes sur les réseaux sociaux soulève de nombreux enjeux éthiques, mais pour moi, cela reste un champ de recherche secondaire au regard de mes intérêts pour l’histoire de la photographie. Ce n’est pas un domaine que j’explore particulièrement dans mon travail, mais plutôt que je questionne à travers mes enseignements.
Comment décririez-vous l’impact de la culture visuelle contemporaine sur votre travail ?
Mon travail n’y réagit pas directement et s’adresse davantage au passé, en examinant des problématiques historiques au regard du contexte actuel. Par exemple, les questions du portrait, de l’identité et leurs racines historiques continuent d’avoir des répercussions dans la culture visuelle contemporaine, du selfie à la reconnaissance faciale en passant par l’IA. La photographie est pour moi, dans toutes ses formes, un moyen puissant de dialogue, entre notre passé, notre présent mais aussi le futur.