Entretien avec Jacques Perconte Par Lou-Ann Chotard et Anna Jondeau

Vous nous avez raconté avoir été limité par le médium de la peinture et du dessin. Quelles étaient ces limites et comment ont-elles enrichi votre pratique ? 

J’étais limité parce que je n’arrivais pas à m’y projeter. Je n’avais pas envie d’aller vers de la peinture contemporaine alors que mes amis commençaient à s’habiller comme des peintres et s’inscrire dans des styles. Je sentais qu’il y avait une histoire immense mais je ne voyais aucun chemin dans lequel me projeter. D’ailleurs, je ne savais pas comment faire et je ne m’étais pas posé la question jusqu’alors. Ce n’était pas des limites, plutôt qu’une sensation d’être limité, apeuré et intimidé. La question a été de trouver un autre chemin, le mien.

Vous faites des prises de vues de paysages réels sur lesquels vous intervenez par des techniques numériques jusqu’à ce que celles-ci deviennent méconnaissables. Comment vos techniques transparaissent à travers vos images cinématographiques ? Que devient ce réel lorsqu’il est pris par ce médium numérique ? 

Lorsqu’on regarde mon travail, il semble s’extraire de son contexte et ne fait apparaître aucun endroit précis. Pourtant certaines de mes pièces sont explicitement en train de raconter un paysage particulier, comme en témoignent les titres évoquant des noms d’endroits ou des situations particulières. Mon objectif n’est pas de les raconter tels qu’ils sont mais d’explorer les images que j’en fais. Souvent, il arrive qu’une même œuvre rassemble des images tournées à des époques et des contextes différents. J’explore des idées liées à ces localités et ma relation au lieu quand je suis en train de tourner. 

Quand je suis de retour devant un ordinateur, la relation change. Je travaille désormais avec l’image, le lieu devient secondaire car je n’y suis plus. L’objectif est de construire un rapport aux images, les lieux sont interrogés au travers de mon travail. La persistance du lieu, surtout quand on le reconnaît, subsiste dans les images, et cela me touche tout particulièrement. Il n’y a pas de glissement vers une abstraction pure mais quelque chose qui relève d’un rapport à l’essence de “ce qui était là”. Quand on reconnaît un arbre, ce n’est plus l’arbre que j’ai filmé mais quelque chose de l’arbre qui persiste et qui se dégage de la dimension très technique des images. Ces images rendent perceptible une matérialité qu’on reconnaît comme n’étant pas naturelle mais mathématique, ayant des convulsions qui ne sont pas celles des éléments qu’on a l’habitude de voir dans la nature. Mais il y a des mouvements et des choses qui vibrent à l’intérieur des images et qu’on raccroche au vivant. 

Un des premiers personnages qui apparaît dans mes films est dans L’impression, en 2011. Il y a un personnage microscopique qui promène son chien, je ne l’avais pas vu mais au cinéma tout le monde le voit instantanément parce qu’il y a quelque chose de vivant dans l’image et automatiquement notre cerveau le pointe. Ces images produisent peut être une forme de réalisme, qui n’est plus un réalisme photographique mais un réalisme des sens. Quelque chose vient parler de ce qui existe mais ne les montre pas et ne fait pas croire qu’elles sont en train d’exister devant nous. Elles ne sont pas documentaires, je ne les ramène pas en l’état. Mais je ne dirai jamais que c’est un nouveau paysage, ça surqualifie les choses. Je pense qu’il y a un retour nécessaire à du concret. Ne pas produire quelque chose d’impressionnant dans les mots ou dans les concepts là où il n’y a pas lieu. Il y a une recherche de présence et de vérité dans l’image qui n’est pas la vérité de l’objet ni pas la vérité du référent, seulement la vérité de l’image telle qu’on est en train de la voir.

Vous nous avez parlé de certaines de vos pièces que vous considérez comme des expérimentations et d’autres comme des œuvres à part entière comme le Tempestaire. Comment opérez- vous ces distinctions ? Font-elles partie de votre méthodologie de recherche plastique ?

Il y a à la fois l’effort que je fais pour produire quelque chose dont on est conscient quand on produit des pièces. Certaines nécessitent un long investissement, d’autres non même si ce n’est pas forcément ce qu’on dit aux gens. Il y a également un ressenti particulier avec des pièces en production et qui donnent le sentiment d’être dans une direction. Puis, il y a des œuvres qui vont dans la direction des autres mais qui n’atteignent pas un palier qui nous permettrait d’avancer. Quand j’ai le sentiment d’avoir passé un cap, d’avoir compris quelque chose sur mon travail ou d’avoir avancé techniquement, la pièce prend un poids et une importance nouvelle. Et seulement là, quand j’en suis satisfait, je la partage. 

Il est nécessaire d’arriver à donner de l’importance à certaines pièces contrairement à d’autres. Être à la hauteur, ce n’est pas atteindre un certain niveau que ce n’est d’être à la hauteur de ce qu’on est capable de faire. À la hauteur de ses ambitions. C’est difficile de trouver des gens qui sont capables de dire qu’une pièce n’est pas assez présente et pourtant, en tant qu’artiste, tu le sais. Alors entendre quelqu’un te dire que quelque chose manque est une bonne chose, et je l’accueille avec considération. Cela me rappelle que j’aurais dû m’écouter et que j’avais bien laissé passer quelque chose. 

Quelles sont vos approches concernant l’archivage de vos travaux ? Sont-elles dépendantes de certaines techniques ?

Il y a une différence entre l’archivage et la conservation. Je documente beaucoup, garde et stocke beaucoup de choses, et c’est difficile à entretenir. Exemplairement, l’exposition Marée métale est constituée de seize téra d’archives et la pièce en elle-même quatre. Le volume très conséquent de données que représente mon travail implique parfois des pertes. D’un point de vue pratique, cela se complique rapidement, sans compter qu’il m’arrive d’effacer des choses en oubliant que je n’ai pas fait de copie. 

En matière d’archivage, j’ai toujours essayé de trouver des méthodes mais elles ne durent pas. Cependant, la conservation implique d’autres modalités. J’ai un attachement à l’idée que mes pièces soient contextuelles par rapport aux technologies. Lorsque la conservation atteint ses limites, car à un moment donné une œuvre ne peut plus être conservée, alors intervient la documentation. Mes œuvres génératives sont liées à la lecture de codecs de compression et à des outils que j’utilise, et qui nécessite d’être maintenue, sous peine de ne plus rien produire. 

Dès lors que la production est liée à la matérialité technologique, l’œuvre disparaît plus parce que la technologie n’existe plus. Alors comment continuer? Crée-t-on un dispositif interactif qui mime le fonctionnement de l’œuvre originale, un objet qui ferait semblant d’être l’œuvre originale? J’ai résolu cette question, dans le sens où j’accepte que certaines de mes œuvres, à un moment donné, ne fonctionnent plus. L’important est de trouver alors un sens à la production d’une documentation, afin qu’elle soit respectueuse de l’œuvre et la raconte correctement puisqu’on ne pourra plus que la raconter. Les questions de conservation pour les films sont beaucoup moins difficiles, puisque comme les technologies progressent, il est toujours possible d’adapter mais l’œuvre se perd petit à petit.

Puisque votre travail adresse et réagit à la culture de l’image contemporaine qu’est ce que vous pensez de la réactivation de la pratique analogique? 

Je ne sais pas pourquoi ces pratiques ont disparu. En réalité, je pense qu’elles n’ont jamais disparu. Il y a une méfiance évidente par rapport aux outils informatiques, puisqu’il est très difficile de construire une relation avec un ordinateur comme appareil de production artistique. L’argentique permet de résister à ces technologies, mais aussi donne une présence à l’appareil faisant de l’acte de photographier ou filmer un exercice magique. Avec les caméras numériques, on filme des heures sans regarder, alors que les caméras super 8 impliquent une certaine préciosité à cause de la fragilité et limitation de l’image. Il y a un rapport beaucoup plus fort ainsi qu’une plus grande maîtrise de ce que l’on fait.

Bibliographie

Jacquesperconte.com

Marée métal, exposition, 2023

Impressions, film, 2012

Le Tempestaire, vidéo générative, 2020