Vendredi 3 octobre, dans le cadre du festival AR(t]CHIPEL Centre-Val de Loire, dans l’Hémicycle de l’Hôtel de Région à Orléans, nos étudiants ont assistés à une rencontre-discussion entre Jean-Pierre Raynaud, artiste plasticien français et Laurent Le Bon, Président du Centre Pompidou.
Bonjour Jean-Pierre Raynaud, pour commencer j’aimerais que vous nous parliez de votre parcours, de ce qui vous a amené au monde de l’art.
Je n’ai fait aucune école d’art, je suis autodidacte et je ne devais même pas rencontrer l’art. Dans mon enfance je ne suis jamais allé au musée donc je peux dire que c’est un accident. Je suis né en 1939 juste avant la déclaration de la guerre, et mon père a été tué trois ans plus tard, donc je n’ai pas connu mon père. J’ai passé ma jeunesse avec une mère très aimante, je n’ai pas eu de problème particulier mais je me posais la question ; mais qu’est-ce que je fais là ? Parce que tout avait été tellement morcelé dès le départ. Je n’avais pas confiance en moi, j’ai beaucoup complexé, je me trouvais laid. Puis le temps a passé et je ne savais pas ce que je voulais faire dans la vie. À un moment donné ma mère m’a dit : Puisque tu ne sais pas ce que tu veux faire, peut-être que ce serait bien que tu soignes les plantes. J’ai dit pourquoi pas, ça m’était complètement égal. Là, j’ai fait une école à Versailles pour étudier les plantes et ça a été quelque chose de merveilleux parce que, j’en profite pour le dire, les plantes c’est de la matière vivante, c’est des petits corps comme nous. Donc là ça nous parle au niveau de la sensibilité. Je le conseille : en tout cas, sans se forcer. Quand je suis sorti de cette école, c’était au moment de la guerre d’Algérie donc j’ai fait deux ans et demi de service militaire. Là, j’ai été cassé de nouveau. Je ne voulais plus vivre, tout simplement. Je me suis couché et je suis resté comme ça pendant 6-7 mois, sans me lever. Ma mère m’a nourri à la petite cuillère. Un jour, j’avais 21 ans, j’avais envie de faire quelque chose. J’ai eu une réaction qui n’était absolument pas prévisible, je suis descendu dans la cour de l’immeuble, et là dans le garage où j’avais ma petite 2CV, il y avait 2 ou 3 pots de fleurs et du ciment dans un coin. J’ai fait un geste très pulsionnel, très direct, sans réfléchir. J’ai rempli les pots avec le ciment et il y avait un pot de peinture rouge à côté, alors j’ai trempé mes mains dans le pot et j’ai barbouillé les pots de fleurs. Comme un rituel, quelque chose de magique, et là je me suis senti naître.
À partir de ça, je vais à Paris avec mon pot sous le bras. Je passe devant une galerie, je ne savais même pas ce que c’était une galerie d’art, et je rentre. Il se trouve que dans cette galerie il y avait Niki de Saint Phalle, il y avait la crème des artistes qui étaient des gens libres, extraordinaires. Niki me dit “Tu ne sais pas ce que c’est mais tu es un artiste”. J’ai dit “Écoutez si vous dites que je suis un artiste, je suis un artiste”. Et là, j’ai commencé à vivre, tout a marché d’un coup. Un an plus tard j’avais un contrat d’exclusivité mondiale, j’avais l’argent, j’avais tout. La veille je n’étais rien, et là j’avais tout.
Trois ans plus tard je partais à New York, je rencontrais Warhol, j’étais copain avec Francis Bacon, j’ai rencontré Magritte, j’ai déjeuné avec Marcel Duchamp. Comme j’ai près de 90 ans, je suis un témoin de cette époque rare aujourd’hui. Je me dis, si c’est arrivé à moi, ayez confiance. Par contre il ne faut pas rater le rendez-vous, il peut se passer des choses qu’on n’imagine absolument pas.
Votre histoire nous aide encore plus à comprendre ce que vous faites.
Oui, parce que j’ai travaillé avec des matériaux du réel. Tandis qu’un peintre, c’est dans le fond, comme s’il était un noble. C’est un mot très noble, parce qu’il y a la grande peinture, que ce soit au Louvre ou ailleurs. On voit bien que la grande noblesse de l’art est passée par la peinture. Il y a aussi la sculpture, mais quand on parle de Léonard de Vinci, Picasso, Matisse, c’est la peinture. Comme si c’était un mot magique, qui permettait d’accéder à des choses auxquelles on ne peut pas accéder autrement. Tous mes copains artistes, j’ai bien vu que lorsque qu’ils faisaient de la peinture ils avaient confiance en eux, parce qu’ils se disaient je suis peintre, comme si dans le fond tout allait marcher.
Attention ce n’est pas parce qu’on est peintre qu’on est sauvé. Il y a des personnes qui sont peintres de nature, eux vont pouvoir vivre quelque chose. Mais il ne faut pas se dire qu’avec la peinture on est sauvé, peut-être qu’il vaut mieux faire de la photographie, du design, d’autres choses dont on est plus proches. La peinture n’est pas la solution, c’est une solution. Moi je n’ai pas essayé d’être un peintre, je me suis dit ce qui est fondamental c’est l’être humain. L’être que nous sommes, et après on est artiste ou on ne l’est pas. On peut avoir une vie extraordinaire, sans être artiste. J’ai un fils qui a 23 ans qui fait une école d’art et je ne l’ai pas poussé à être artiste. Je lui ai dit, si tu sens que c’est là vas-y mais être artiste c’est pas la formule magique.
Vous avez parlé de peinture, mais avez-vous un médium de prédilection ?
Mon médium c’est la réalité. Le monde dans lequel je vivais, au tout début des années 60, c’était un monde fait de beaucoup de déchets de la guerre. On n’avait pas encore reconstruit et les morceaux de ce qui restait m’attiraient beaucoup parce que pour moi c’était comme des morceaux de souffrance, comme des traces qui voulaient dire quelque chose. C’est pour ça que j’étais proche des artistes du Nouveau réalisme, qui ont beaucoup travaillé sur les débris de l’après-guerre. Je pense à Armand, Christo. Moi si je travaillais sur un mur, la prise de courant m’intéressait tout autant. Ça avait un rapport à l’architecture, ça avait surtout un rapport à l’espace. L’espace c’est là où on respire, où on est comme on est, où on fait ou pas les choses. Un peintre il faut qu’il ait son tableau, son pinceau et sa main sur une surface, c’est comme s’il refaisait le monde. Tandis que dans l’espace on peut être libre.
Pour moi ce qui compte c’est la liberté mentale. Ça c’est intéressant parce que ça peut aider à traverser beaucoup de choses. Aujourd’hui l’idée, surtout pour des personnes jeunes, c’est de se dire qu’il faut réussir. Or ce n’est pas comme ça qu’il faut poser le problème. Il faut vivre quelque chose, et cette chose vous amène vers ce qui sera propre à vous et qui peut être cette réussite.
Donc pour moi le médium ce n’est pas la peinture, c’est travailler avec le réel, occuper l’espace comme un peintre occupe l’espace dans sa toile. Et quand Niki me dit, tu es un artiste, je lui dis, OK si tu me le dis, je suis un artiste. Ça ne me gêne pas d’être un artiste mais je ne l’ai jamais revendiqué. C’est un mot difficile à employer parce que quand on dit on est artiste, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout et rien à la fois.
Nous voulions en savoir plus sur votre rapport à l’image, et le lien que vous faites entre l’image et le volume, notamment via votre série Psycho-objets ?
C’est pendant l’après-guerre. Je vous parlais des murs, des espaces de l’actualité de la guerre. Parce que même si je n’ai pas fait la guette, je l’ai vécu.
Je me souviens de tout et surtout sans être juif, j’ai été détruit et je ne m’en suis jamais remis, d’où ce mal être définitif.
Ca m’a fait souffrir mais ca m’a aussi humanisé. La souffrance du monde me touche parce que ce n’est pas ma souffrance, c’est un peu vivre la souffrance du monde et je sais que vous les jeunes y êtes particulièrement sensibles.
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Bonjour Laurent Le Bon, pouvez-vous nous parler de votre parcours professionnel ?
Je m’appelle Laurent Le Bon, je suis président du Centre Pompidou. Je suis historien d’art de formation et cela fait 30 ans que j’exerce le métier de conservateur de musée, d’abord au ministère de la Culture, puis au Centre Pompidou, ensuite dans d’autres musées, et à nouveau au Centre Pompidou.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’organiser cette conférence ?
Je me suis dit qu’on était au début d’un festival d’art et que c’était plus intéressant d’inviter un artiste, plutôt que d’inaugurer avec des œuvres ; même si cela est également prévu. Je trouvais sympathique que Jean-Pierre Raynaud parle à la jeune génération pour simplement faire part de son expérience, de sa vie artistique et puis comme on l’a entendu cet après-midi, peut-être plus profondément de ce qu’est “être au monde”.
Pourquoi avoir choisi Jean-Pierre Reynaud pour cette conférence ?
Jean-Pierre est un artiste qui sait parler de son langage, de son œuvre et de son art. Il a parlé du rapport à la vie et à la mort, à l’intérieur et à l’extérieur, à l’essence et à l’existence. Son œuvre est une œuvre totale où il n’y a pas de séparation entre son existence et ses réalisations plastiques. Il est très engagé et ne lâche rien. Finalement, il nous a assez peu parlé de son travail, même si on a commencé la conférence en décrivant quelques œuvres. Mais très rapidement il nous a dit qu’au fond, ce qui comptait, c’était justement le rapport à la vie et la mort, le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, le rapport à ce qu’est l’essence et l’existence. Et au fond, sans parler d’une philosophie, je crois que ce qui caractérise l’œuvre de Jean-Pierre c’est évidemment qu’il n’y a pas une feuille de papier à cigarette entre son existence et ses réalisations plastiques. C’est une œuvre totale Il est tout sauf un “PNJ”. J’ai découvert ce nouveau mot ; dans les jeux vidéo c’est le personnage qui est un peu de côté. C’est le personnage qui n’est pas le maître du jeu. Je crois que c’est émouvant que Jean-Pierre soit venu nous parler cet après-midi car il est tout sauf un “PNJ”, c’est un géant dans son domaine.