Pour notre lectorat, pouvez-vous présenter votre parcours académique, vos pratiques et l’évolution de votre objet de recherche ?
Je suis chercheur-euse et je réalise des films. J’ai une formation plutôt théorique, universitaire : j’ai étudié le cinéma en premier lieu, et par la suite, la sociologie. Depuis dix ans, j’ai développé une pratique de réalisation intrinsèquement liée à ma recherche. Ce travail prend la forme d’essais cinématographiques ou vidéos, dans lesquels je travaille à partir d’images existantes, des archives qui peuvent être historiques ou contemporaines. Je les remonte pour essayer de produire à partir d’elles une réflexion critique sur les images elles-mêmes, sur ce qu’elles nous apprennent de l’histoire des technologies qui ont rendu leur existence possible, et enfin de l’histoire de notre rapport aux images. Au fil du temps, cette question des expériences spectatorielles est devenue particulièrement centrale dans mes films, qui sont parfois courts, parfois plus longs, parfois à tonalité documentaire, ou qui incorporent parfois des éléments fictionnels.
Comment conjuguez-vous votre activité d’enseignement et votre pratique artistique et de recherche ? Se complètent-elle malgré leurs écarts ?
Pour moi, tout cela est très lié. Effectivement, mes films, de l’essai filmique à l’essai vidéo, du desktop film au desktop documentaire, c’est-à-dire des films réalisés à partir de captures d’écran, résonnent avec ma pratique pédagogique. Je ne me verrais pas faire l’un sans l’autre. L’enseignement est aussi une activité très collective, qui répond bien à la solitude assez profonde de la réalisation de desktop films, en particulier. A vrai dire, je pense qu’il y a quelque chose de pédagogique dans mes films : ils ont surtout vocation à partager des réflexions, un questionnement avec mes spectateur-ices. J’amène des images que je trouve intéressantes, je présente des réflexions à partir de ces images et je les jette un peu en pâture, soit aux spectateur-ices de mes films, soit aux étudiants et étudiantes de mes cours. Et à partir de là, on discute.
Votre approche cinématographique investigue, grâce à un socle théorique visibilisé, un large spectre médiatique, de la citation orale, à la textualité comme visualité. Avez-vous eu d’autres types de pratiques filmiques ou cinématographiques qui vous ont peut-être justement introduit à ces média ?
En effet, les premiers films sur lesquels j’ai travaillé étaient un peu plus conventionnels dans leur forme. J’avais réalisé des petits trucs avec les copaines, puis un premier court-métrage un peu plus sérieux accompagné d’une équipe, un film de fiction adapté d’une nouvelle de Kafka. J’ai aussi été assistant.e réal sur différents projets où j’organisais et gérais le quotidien des tournages. Ce n’est que plus tard que j’ai découvert ce type de cinéma plus expérimental, notamment durant mes études, et tout particulièrement pendant ma thèse.
Le simple fait de voir ces films en festival a été, pour moi, l’ouverture à un champ de recherche et d’exploration dont je n’avais aucune idée. Ces films ont ravivé mon goût, ou plutôt mon amour, du médium cinématographique qui était un peu en train de s’étouffer à ce moment. Avec le surgissement du mouvement MeToo en 2017, il était soudain devenu plus compliqué d’aimer le cinéma. La découverte d’une autre manière de faire des films, et finalement de penser ce médium, m’a fait beaucoup de bien.
Alors que nous vivons dans un moment de trop plein et de fatigue de l’image, que pensez-vous de notre régime visuel contemporain ? Comment est-ce que vous vous situez par rapport à ce flux visuel?
Je pense que notre relation au cinéma en tant que pratique artistique et en tant qu’industrie, doit se réfléchir en rapport à ces flux numériques. Lorsqu’on fait des films, on est finalement toujours en retard par rapport à cette masse d’images : le cinéma nécessite de réunir des budgets, des soutiens, des équipes, et finalement tout cela prend un temps phénoménal.
Alors que ce flux, lui, résulte d’une certaine instantanéité où à chaque actualisation de mes réseaux, des images sont remplacées par d’autres et je ne verrais aucune image commune à celle de ce que j’aurais vue il y a une heure.
Il y a une culture de l’instantanéité qui est aussi ce qui crée les effets de dépendance et d’anxiété, l’angoisse de rater quelque chose, des peurs de la déconnexion. Une image n’est plus valable la seconde d’après. Le réseau a déjà évolué.
Mais le cinéma, lui, fixe les images dans le temps. C’est comme ça que je travaille : je choisis des images, je les extraie des flux, et je prends pour les étudier un temps qui n’existe pas sur les réseaux. Et j’ai l’impression que ce protocole de fixation dans le temps, ça nous oblige pratiquement à avoir un regard critique. Parce qu’on ne peut qu’être extrait du flux. On ne peut en avoir que des traces déjà datées, déjà hors du présent. Donc, par définition, on est toujours un peu à l’écart du contemporain. Et du coup, j’ai l’impression qu’une fois que l’on n’est plus dans l’instant présent, on accepte d’avoir ce retard. Du coup, on a tout le temps du monde. On peut y réfléchir. On perd sans doute quelque chose, méthodologiquement, en quittant avec le cinéma le flux de l’instantané, mais il y a aussi beaucoup à gagner.